L’exercice est un peu vertigineux: passer au crible le suivi d’une maternité présentant de multiples facteurs de risque, du désir d’enfant aux premiers mois de celui-ci, à travers le récit polyphonique de tous les professionnels qui sont intervenus. Vertigineux, donc, et passionnant. C’est la méthode proposée par l’Afrée aux spécialistes de la périnatalité venus assister le 16 mars dernier à Montpellier à une journée de travail à nulle autre pareille.
“L’enfant entre père et mère, de la grossesse à six mois de vie” : tel est l’intitulé de l’événement proposé ce vendredi 16 mars à Montpellier aux professionnels de la périnatalité par l’Association de Formation et de Recherche sur l’Enfant et son Environnement (Afrée), sous la houlette notamment de Françoise Molénat. Une bonne partie de la journée sera consacrée à l’analyse d’une situation bien précise, celle de Sofia et de ses parents. De la visite pré-conceptionnelle à la diversification alimentaire de l’enfant en passant par les premières interactions mère-bébé et les relations conjugales, des visites de routine chez le gynécologue obstétricien aux rendez-vous chez le psychiatre adulte, de la préparation à la naissance en cabinet libéral à la rencontre avec la puéricultrice de PMI, c’est la totalité du suivi dont a bénéficié cette famille qui va être passée au crible, séquencée, décortiquée et discutée.
Voici le plan du compte-rendu quasi exhaustif (et donc conséquent) de cette réflexion autour d’une seule étude de cas.
1) Avant l’arrivée de Sofia, de futurs parents très vulnérables
– Accompagner le désir de grossesse d’une femme porteuse d’un trouble psychique
– Un début de grossesse paisible
– Quand le réseau tisse sa toile autour et à partir d’une patiente
– Au fur et à mesure de la grossesse, de nouveaux acteurs entrent en scène
– Anticiper la rencontre avec le bébé, désamorcer la bombe
2) Discussion avec la salle sur la prise en charge de cette grossesse
3) Après la naissance de Sofia, maintenir le travail en réseau pour contenir la mère et l’enfant
– A la maternité, de la bonne volonté et des angoisses
– L’institut Saint-Pierre, un sas avant le retour au domicile
– Sofia, un bébé avec une forte désorganisation corporelle
– Un père difficile à mobiliser, mais qui s’exprime
4) Discussion sur la prise en charge de Sofia et de ses parents
– Les périodes sensibles du développement
– La consultation des 8 jours, un moment clé
– Le temps de la mère et le temps de l’enfant
– Faut-il connaître l’origine des troubles pour bien les prendre en charge ?
– Corps, cerveau, psyché, environnement
1) Avant l’arrivée de Sofia : de futurs parents très vulnérables
Voici maintenant la présentation de la situation qui sert de fil conducteur à la journée et autour de laquelle vont s’articuler les échanges. Sofia, sa mère, son père. La maman, 40 ans, très fragile, a été diagnostiquée « personnalité border line ». Elle a un passé difficile, une enfance chaotique avec des maltraitances, elle est en rupture de liens avec son père, et a été victime d’abus sexuel de la part du mari d’une nounou. Le compagnon a lui aussi une histoire personnelle douloureuse (décès maternel dans la petite enfance, maltraitance familiale, dans la rue en Afrique à 10 ans, a mis cinq ans pour rejoindre à pied l’Europe, a une carte de séjour depuis peu, entame une formation professionnelle). Il communique très peu, se réfugie dans l’alcool, le cannabis, est souvent dehors pour retrouver ses compatriotes. Il semble que Sofia soit le fruit, à l’origine, d’un accord entre la mère et le père sur le mode « Tu me fais un enfant, je te permets d’avoir des papiers ». La relation de couple est empreinte de violence.
Accompagner le désir de grossesse d’une femme porteuse d’un trouble psychique
Lorsque cette femme émet un désir de grossesse, les psychiatres adultes qui la suivent depuis plusieurs années formulent de fortes réserves. Elle le vit comme un abandon. Elle s’oriente vers un nouveau psychiatre qui lui propose une visite pré-conceptionnelle. Le bilan d’infécondité est effectué, une FIV tentée. C’est un échec. Quelques semaines après cette première tentative infructueuse, elle consulte un gynécologue, spécialiste en psychopathologie parentale et grossesse à risque. Il accepte de la suivre si elle est enceinte et procède à un nouveau bilan pré-conceptionnel comme il le fait avec toute pathologie. Il évoque le risque de diabète gestationnel et de trisomie, étant donné son âge, et insiste sur le suivi par un psychiatre adulte avec lequel il lui faudra être en lien. Le gynécologue souligne les éléments positifs : la patiente parle facilement d’elle, de ce qu’elle fait, elle a arrêté de fumer, elle ne suit pas de traitement. Elle est très contente de cette première consultation qu’elle redoutait beaucoup.
Reynald Boisseau, le psychiatre adulte, qui la suit désormais, raconte : « Je suis intervenu très tôt, trois semaines avant sa grossesse. Cette femme dit très clairement « je veux un enfant, êtes-vous d’accord pour me suivre ? ». Je procède à un état des lieux des failles et des forces. » Les failles : les hospitalisations ont été très nombreuses et longues pour des décompensations graves sur un mode persécutif. Il s’agit donc d’une situation à haut risque de décompensation. Son parcours de vie est traumatique, l’isolement du couple majeur, le conjoint est récent et violent. Il y a des toxicomanies dans le passé de cette patiente dont l’histoire institutionnelle est longue. Le point fort : l’engagement avec lequel elle vient à la consultation. Elle investit l’institution. « Mon rôle est d’anticiper la suite », pose Reynald Boisseau.
Un début de grossesse paisible
Trois semaines après cette première consultation, la patiente revient, ravie : elle est enceinte, naturellement. A 13 semaines, elle est heureuse, n’a subi aucun épisode de décompensation, montre une forte compliance au suivi psychiatrique. D’emblée elle anticipe sur l’accouchement, elle veut une naissance la moins médicalisée possible, un accompagnement à la naissance, elle a déjà repéré un cabinet de sage-femme. Le gynécologue estime qu’« on ne pouvait espérer mieux ». Elle se rend aux sept consultations avec l’obstétricien, ne rate aucun RV. Jusqu’à 21 SA, pour le médecin, c’est « Madame tout va bien ». Les marqueurs sont bons, l’anticipation est positive. Surviennent deux moments sensibles : la reprise du traitement psychotrope à 27 semaines et l’annonce, à 37 semaines, d’un siège complet. Mais la future maman réagit avec beaucoup de sérénité. Le père, lui, est invisible en consultation. Elle en parle très peu. Il sera là en revanche aux trois échographies. Quand l’échographiste livre le sexe de l’enfant, une fille, la future mère pleure, de crainte de reproduire son histoire. Le père, lui, est content. C’est le seul moment où il échange avec l’échographiste. Rose Marie Toubin, pédopsychiatre au CHU de Montpellier (et très investie au sein de l’Afrée) déplore l’absence de transmission à l’obstétricien de ces éléments. « Or il s’agit là d’émotions paradoxales, contradictoires. Ce petit élément sémiologique nous aurait aidés pour l’anticipation. » Le travail pluridisciplinaire est intense mais facile, non chronophage, sans urgence.
Quand le réseau tisse sa toile autour et à partir d’une patiente
Pour l’accompagnement à la naissance, la future mère choisit un cabinet libéral à 20 km de Montpellier. Les sages-femmes de ce cabinet racontent : « Elle nous a contactées car elle voulait un accouchement physiologique. Le premier échange téléphonique est très long. Elle rappelle pour dire que son compagnon n’est pas dans ce projet. C’est un sujet de discorde. Mais veut nous rencontrer. Nous la recevons pour un premier rendez-vous pour un entretien prénatal précoce à 16 SA au cabinet. Elle vient avec son conjoint. Tous les deux ne sont pas forcément d’accord sur la façon d’aborder l’accouchement, lui n’est pas du tout investi dans la grossesse et le choix de l’accouchement. Il est sécurisé de voir l’accouchement se faire dans une grosse structure. » Au deuxième entretien, elle se livre plus sur son vécu, son histoire. Le cabinet de sages-femmes organise des régulations d’équipe avec une psychanalyste. A la 20ème semaine, les sages-femmes parlent de cette patiente à la psychanalyste, de leurs inquiétudes, de leur anxiété. Elle propose de faire le lien avec la maternité pour et d’alerter la psychiatre du service, Rose-Marie Toubin. Qui est alors sollicitée de façon concomitante par la psychanalyste du cabinet libéral et par Reynald Boisseau, le psychiatre qui suit la patiente en libéral, et qui craint une décompensation en post-partum.
Au fur et à mesure de la grossesse, de nouveaux acteurs entrent en scène
« Nous discutons de l’opportunité d’une reprise de traitement et souhaitons orienter cette dame vers la sage-femme de PMI, relate Rose-Marie Toubin. Nous convenons qu’il faut des transmissions rigoureuses et faciles entre nous grâce au dossier informatisé. Nous échangeons nos portables. Et mettons en place une sage-femme de coordination sur le lieu de naissance. Un mail groupé est adressé à tous les intervenants.»
A 26 SA, cette sage-femme de coordination reçoit la dame pour évoquer l’accouchement physiologique. Elle refait le chemin avec elle. Il n’y a alors pas de contre indication médicale, le suivi obstétrical est bon, elle a très envie d’accoucher, tout est en place. La sage-femme de coordination voit la patiente à 28 SA. La dame confie : « autour de moi il n’y a personne, il n’y a que des professionnels ». La sage-femme note une anticipation très floue de l’après avec le bébé. A 36 SA, le bébé est en siège et une césarienne est programmée. Le compagnon se dit rassuré par la césarienne et l’idée de pouvoir faire du peau à peau. Les consultations sont difficiles à clore en raison d’un « flot de questions » de la future mère. La sage-femme présente le cas à un staff d’organisation des hospitalisations.
Le suivi psychiatrique adulte est mensuel avec Reynald Boisseau en raison du risque de décompensation. Le psychiatre précise que la période de grossesse est en général asymptomatique chez les états limites. Pour cette femme, c’est une période sans problème. Cliniquement, elle va bien. Mais, note le psychiatre, le risque est d’autant plus fort en post partum que la patiente va bien pendant la grossesse. Pour Reynald Boisseau, la question du traitement se pose. Etant donné les antécédents de la patiente, reprendre un traitement s’impose. « Je le prépare en préventif. Il fallait une contenance chimique. » L’appel à la pharmacovigilance de l’hôpital permet d’obtenir une information très personnalisée.
Rose Marie Toubin le lâche sans ambage : « c’est une bombe à retardement mais on ne sait pas que la mèche est allumée ».
La consultation avec la sage-femme de PMI est attendue par tous, même par le gynécologue qui a pris conscience que cette dame avait un compagnon fragile et plusieurs éléments de vulnérabilité. Il en est d’ailleurs très étonné, car « ce n’est pas la dame qu’il voit en consultation ».
Géraldine Marcadier, la sage-femme de PMI, assure la suite de ce récit polyphonique : « Je procède à un entretien très long au domicile. La dame a beaucoup de questions sur l’organisation concrète, sur les meubles. Je note la présence de beaucoup de professionnels autour d’elle. Je la trouve très sereine vis à vis de sa grossesse. Je garde un contact téléphonique. Je suis amenée à la revoir deux fois, pour lui proposer la mise en place de l’Appui parental (dispositif associatif). Et quelques semaines avant la césarienne, elle toujours beaucoup de questions. Nous revenons sur la place du papa. Je lui propose également de lui présenter l’Institut Saint Pierre où elle ira à la sortie de la maternité. »
Le soir de la première consultation avec Géraldine Marcadier, la dame sonne aux urgences car elle ne sent plus son bébé bouger. « La rencontre avec la réalité du bébé a-t-elle éteint la bombe à retardement ? interroge Rose-Marie Toubin. Est-ce un spectre du placement ? Elle est très lucide sur sa fragilité et son isolement. Comment tisser des liens de confiance autour des parentalités en gestation ? Parfois on assiste à une prématurité de la fonction parentale quand on va trop vite et que les futurs parents eux n’en sont pas du tout là. »
La sage-femme du cabinet libéral raconte que la dame va chercher d’autres approches que la sophrologie. Elle fait de l’haptonomie et de l’hypnose. La préparation se termine au domicile. « Elle voulait être accompagnée à l’accouchement par l’une d’entre nous (le père ne voulait pas être là). Finalement avec la césarienne notre présence n’était plus nécessaire, d’autant plus que le père acceptait le peau à peau. » « Les sages-femmes avaient reçu un appel du psychiatre adulte, de la sage-femme de coordination, tout le monde était dans la boucle, constate la psychanalyste du cabinet. On a été agréablement surpris de ce travail de coordination. »
Anticiper la rencontre avec le bébé, désamorcer la bombe
Rose Marie Toubin reprend la parole. « Il y a eu des échanges par mail et téléphone pour anticiper la place du psychiatre adulte et du pédopsychiatre en maternité. Quel suivi pour le père ? On devait analyser tout ce qui pouvait faire discontinuité. Il fallait faire alliance pour le suivi précoce du bébé. Sera-t-il un bébé à risque ? Doit-il entrer dans réseau de bébé vulnérable ? Il faut éviter les maladresses avec le père, anticiper la rencontre avec le bébé. Je dis que j’aimerais visualiser avec les parents un diaporama de posturage. Comment faire reconnaître ce travail en indirect, ses limites ? Car je ne rencontre pas cette dame, je ne peux pas codifier mon travail. »
Une consultation anténatale pédiatrique très personnalisée a lieu. Evelyne Mazurier, la pédiatre, entre en scène : « La consultation anténatale ne doit pas être plaquée, il faut que cela ait du sens pour la mère. Celle-ci pose beaucoup de questions très précises. Le bébé risquait-il d’être en manque en raison du traitement? Pouvait-il y avoir un problème au moment de l’accouchement ? Le médicament a-t-il impact sur les mouvements in utero ? L’allaitement avec ce médicament est-il possible ? Au fur et à mesure j’ai commencé à parler de la façon dont réagit un bébé après la naissance (la plupart des parents sont complètement ignares sur le sujet). Que pouvez-vous faire pour que ça débute le mieux possible ? Du peau à peau. Je pose la question du papa, que je ne verrai pas. Quand les pères sont de culture différente, ils se mettent souvent en retrait. C’est une observation empirique. Il est prévu de demander une chambre individuelle pour un séjour prolongé et un hébergement du père. »
2) Discussion avec la salle sur la prise en charge de cette grossesse
Gilles Levy, gynécologue-obstétricien prend la parole : « Fallait-il que toutes ces personnes soient en première ligne ? J’ai l’impression qu’il y avait beaucoup de monde . » Reynald Boisseau répond : « Moi même j’ai été étonné qu’elle aille chercher des sages-femmes à droite à gauche. Elle avait l’intuition qu’elle avait besoin d’un relais. Elle savait qu’on était un maillage. »
Anne Morard, pédopsychiatre suisse, rebondit : « Avant l’intervention de Rose Marie Toubin, je me demande qui tenait les rennes en main. J’ai l’impression que c’est la patiente elle-même. S’il y a quatre équipes de sages-femmes il y a un risque de perte d’information, de ne pas se coordonner. »
Laurence Joly, néonatologiste, répond : « Cette vignette illustre bien le fonctionnement en réseau. On a tous les acteurs dans la tête, par avance ils sont là, et viendront sur scène que le moment venu. Si la femme est la coordinatrice et bien c’est parfait ! »
Anne Morard n’est pas d’accord : « Je ne crois pas que ce soit une bonne idée que la mère elle-même soit la coordinatrice du réseau. » Pour Françoise Molenat, « ça demande une grande vigilance et la compétence de chaque professionnel pour savoir quand mettre en place une coordination. »
Marie Françoise Livoir-Petersen, pédopsychiatre, livre son point de vue : « Vous avez donné le récit polyphonique d’un formidable travail concerté. La limite d’une telle prise en charge c’est sa réplication. Il y a des risques aussi : dans une telle histoire le réseau professionnel ne vient-il pas remplacer le tissu social ? » Pour Amina Yamgnane, gynécologue-obstétricienne, « cette femme n’a aucun tissus social, ce qui fait sa force c’est qu’elle a eu la volonté de se tisser un réseau. » « Chaque professionnel se met en pilotis à distance pour qu’elle puisse traverser le Nil, résume-t-elle joliment. Parfois elle prend un peu l’eau mais le bébé ne va pas se noyer. Il est exceptionnellement rare qu’une patiente arrive en disant « je suis malade, je suis sous traitement, je ne vais pas très bien, trouvez moi un psy. » » La gynécologue insiste aussi sur un élément très pratico-pratique mais essentiel : « Je travaille en libéral. Je m’adresse à ceux qui sont en institution : ayez une certitude, l’immense majorité des appels que vous nous passez en numéro fixe, quand on essaie de vous rappeler le numéro est inexistant. Laissez nous vos noms et coordonnées. »
Autre sujet abordé par Antoine Burguet, pédiatre réanimateur : « Je suis impressionné favorablement par votre travail. Vous avez évité une prématurité, un syndrome de bébé secoué. Il s’agit d’un coût caché qui n’apparaîtra nulle part. C’est difficile de montrer l’utilité de ce travail là. Il faut des outils de réflexion. Car quand on a un enfant secoué trois semaines après la sortie de maternité, on pose la question : que n’avez vous pas fait ? » Laurence Joly propose une piste :
« Comment on pourrait montrer la nécessité ? La bombe a-t-elle explosé ? Non. Pourrait on utiliser la méthodologie de la gestion des risques ? Avec des facteurs de risques et des événements indésirables attendus. Ce sont des outils qu’on nous demande d’utiliser. »
Perrine Millet, gynécologue-obstétricienne se saisit du micro : « Je suis un peu frustrée de ce qui me semble être notre boulot à nous, d’être enveloppant au plus près du corps. Cette patiente avait anticipé plein de choses. Je suis porteuse d’un diplôme qui s’appelle « Prise en charge des violences obstétricales ». Pour moi ce sont ses antécédents traumatiques qui devraient être mis en avant. Elle veut accouchement physiologiquement, elle veut reprendre la maîtrise de son corps. Elle est dans une volonté d’être sujet. Quid du corps de cette patiente ? L’examen de cette femme était-il facile ? Son périnée facilement examinable ? L’information qui concerne son corps est essentielle. »
Reynald Boisseau explique que la patiente a évoqué « des fantasmes très effrayants pour l’accouchement, la césarienne la rassurait. » « Elle a exprimé un projet de naissance physiologique avec un conjoint qui ne le souhaitait pas, remarque Sophie Guillaume, sage-femme. Comme par hasard ce bébé est en siège. » Perrine Millet insiste : « Il y a très peu d’études sur les antécédents de violence et de de risques obstétriques. Nous les somaticiens nous ne sommes pas suffisamment concernés pour étudier l’impact des traumas sur l’accouchement et ses risques. Or le sur-risque de césarienne, de petit poids gestationnel, est évident » !
Françoise Molénat intervient : « Perrine, tu nous en parle comme de quelque chose de dual. Quand il y a eu des violences, il y a des émotions très particulières qui sont activées, la non protection, la non fiabilité des adultes, la confusion des places. Bien sûr il y a le travail corporel mais il faut aussi offrir de la protection, de la lisibilité des places professionnelles. Que le présent organisé par les professionnels vienne contrebalancer ce qui a été traumatique dans le passé. »
Amina Yamgnane abonde : « Comment se positionner en tant que somaticien ? Il ne pas se focaliser sur col mais sur pourquoi elle contracte. Des patientes qui ont des plaintes on doit les explorer en tant que somaticien. Que la menace d’accouchement prématuré soit organique ou pas ça ne change pas ma prise en charge. » L’échange se poursuit d’un bout à l’autre de la salle entre Perrine et Amina. Faut-il s’intéresser au périnée en pré partum ? Faut-il chercher à savoir si le périnée est traumatique ? « Si on ne s’en occupe pas elles vont à la césarienne » assure Perrine. « Je ne suis pas sûre que ça change grand chose » répond Amina.
Pour clore la partie consacrée au suivi prénatal de cette femme, Luc Rougiers, pédopsychiatre belge, livre son analyse: « La grossesse est un statut à haut risque pour ces situations psychiques. Nous avons la responsabilité comme psychiatre de pouvoir justifier cet investissement important. Cet investissement est-il nécessaire ? Il faut le justifier pour rester crédible. Il faut aussi activer l’intérêt du psychiatre adulte pour percevoir cette grossesse en positif car il s’agit d’une source motivationnelle pour sa patiente, d’une promotion cruciale, d’une normalisation, versus le sempiternel négatif charrié dans le monde psy. Concernant la prescription de psychotropes : on sait qu’il y a une augmentation massive sur la base d’études sur « stress et grossesse » et des risques de décompensation en périnatalité. Qui prescrit quoi et pour quelle indication ? Ce n’est jamais anodin. Les gens lisent beaucoup sur internet. Il faut prendre en compte les enjeux de transmission d’informations venues du champ psychiatrique. Dans quel ordre procéder ? Que veut la personne ? Que sait-elle? La transmission d ‘informations est difficile dans le champ psychique car c’est un domaine variable et incertain. Le diagnostic peut être auto réalisateur. Pourquoi transmettre ? Pourquoi savoir ? Pour la patiente en direct ? Faut-il savoir d’où vient le problème ? C’est le screening qui est en question. Le débat revient avec force depuis le screening génétique à haute définition. Ca amène du malaise et ramène un paternalisme médical. Il faudrait protéger les gens en filtrant infos. On voit apparaître des pistes incertaines même sur des choses qu’on pensait établies (par exemple pour le cancer du sein). Prévoir c’est aussi rendre possible, prédire aux dépens de la personne. Quant à l’organisation des professionnels : attention à ne pas écraser par un temps protocolaire le temps événementiel vécu par la personne. Oui à une contenance structurée qui s’ajuste aux besoins d une patiente. Le point clé difficile c’est l’articulation du monde ambulatoire et hospitalier.”
3) Après la naissance de Sofia, maintenir le travail en réseau pour contenir la mère et l’enfant
La naissance de Sofia se passe bien, par césarienne, sans urgence. Le père ne va pas dans le bloc mais attend le bébé à côté. Il n’y a pas de séparation itérative. Le peau à peau se fait avec la maman sous couverture chauffante puis avec le papa. Ils se retrouvent tous les 3 ensemble. Il y a une couchette pour le papa, même s’il n’a pas envie de rester à la maternité. Aucun malaise relationnel n’est repéré. La mère reste 12 jours en chambre seule. Les équipes sont très réactives, avec une présence très contenante. La maman continue à poser les mêmes questions. Elle a parlé avec beaucoup de joie de l’accouchement. Les équipes guettent le père pour donner le bain. L’allaitement maternel ne se passe pas trop mal.
A la maternité, lucidité, bonne volonté et angoisses
Durant le séjour, les angoisses maternelles sont majorées par les douleurs, par l’absence du compagnon qui vient de trouver un travail, par les visites de sa mère à elle. A chaque fois que la grand-mère vient, la mère est très effondrée, elle confie son bébé à sa nurserie. Sofia est un bébé très éveillé. La mère a du mal à la voir calme dans son berceau, elle ne se sent à l’aise que quand la petite est au sein. « Je fais beaucoup de posturage avec la maman et le papa, explique Rose Marie Toubin. Je note une grande réceptivité du couple. La mère utilise le posturage par mimétisme. Elle me prend en photo et me demande de la prendre en photo. On a fait du bain enveloppé, ce qui n’est pas facile avec les familles vulnérables. Mais on y tient. C’est une empreinte de bien-être pour la mère par rapport à ses compétences. Le père a beaucoup apprécié ce moment là. »
L’Institut Saint-Pierre, un sas avant le retour au domicile
Au 12ème jour, mère et fille quittent la maternité pour l’Institut Saint-Pierre. La dame est très motivée, consciente de ses fragilités, de son angoisse, de son isolement social et familial. L’examen clinique de l’enfant est normal. La première semaine à l’Institut se révèle compliquée pour la maman. Elle a voulu sortir une journée entière avec la petite pour faire des courses. Elle appellera plusieurs fois le personnel et reviendra « catastrophée » : il est très difficile de porter des sacs avec le bébé. Elle se dispute aussi avec le père. Survient aussi un épisode traumatisant. La petite a régurgité un glaire avec une cyanose. La mère a très bien réagi mais a eu peur. Elle a besoin d’être valorisée. Le père n’est pas là, le retour au domicile est très stressant pour elle. Elle restera 25 jours à l’Institut. Elle a de plus en plus d’aisance pour les soins et bain mais une tendance nourricière, la petite est au sein toutes les heures. Elle manifeste des difficultés d’organisation et d’anticipation, se culpabilise, s’angoisse.
C’est une maman très douce, très attentionnée, très intéressée par le portage. Elle exprime des angoisses de mort et des difficulté à calmer sa fille dans son angoisse. Au bout de quelques jours, elle dit que sa fille la « fatigue » et se sent coupable de sentir cette fatigue. Le lien avec le père est de plus en plus tendu lors des sorties. Il vient à l’institut, il est en relation avec sa fille mais il ne fait pas les soins, «ce n’est pas dans ma culture ». La mère doute de son couple : « Je ne sais pas si c’est le bon ». Elle essaie de trouver des compromis.
La petite fille évolue bien. Mais des phases de moins bon suivi visuel sont repérées par la puéricultrice de PMI et le pédiatre de l’Institut Saint-Pierre.
Une concertation pluridisciplinaire avec la PMI et l’Appui parental, cabinet libéral associatif, est mise en place. Les difficultés de la maman sont persistantes : doutes, questions, angoisses, disponibilité psychique variable, isolement social, père peu impliqué, conflits de couple, situation irrégulière du père, interactions fluctuantes du nourrisson. La puéricultrice doit passer une fois par semaine. Des ateliers collectifs sont proposés, ainsi que des séances « Bébé nageur ». Une orientation vers le LAEP est proposée, un rendez-vous avec le pédiatre libéral est pris, une demande de contact avec l’assistante sociale proposée.
Lila, un bébé avec une forte désorganisation corporelle
Rafi Kojayan, le pédopsychiatre de l’Appui parental voit Sofia lorsqu’elle a 4 mois et demi.
Il sait que son développement a suscité des interrogations, deux mois plus tôt puisque la puéricultrice s’était inquiétée des interactions. L’enfant fuyait le regard. La mère, elle, s’inquiétait pour d’autres raisons. Elle prend un anti psychotique, elle allaite, elle se pose des questions sur les effets de son traitement sur l’enfant. A plus de quatre mois, Sofia semble aller mieux mais elle présente de grosses difficultés de sommeil. « La mère exprime d’emblée des difficultés, raconte le médecin. Sofia s’endort au sein, elle est en co dodo, elle se réveille souvent en sursaut, beaucoup la nuit, les temps de sommeil sont très courts dans la journée, l’enfant est décrite comme très vigilante, elle a du mal à lâcher. » « J’observe cette petite sur les genoux de sa mère. Elle est très agitée, elle gesticule dans tous les sens, les membres inférieurs sont toniques, les bras s’agitent de façon circulaires, elle est en hyperextension, avec des mouvements de tête circulaire. Cela m’inquiète. Mais que dire de nos inquiétudes quand une mère est présentée comme très fragile ? Le Bébé a de bonnes compétences interactionnelles mais un problème d’organisation corporelle. La mère a du mal à réguler le comportement de l’enfant. La psychomotricienne nous rejoint. Elle vient, examine l’enfant, confirme mes propos et la nécessité d’une prise en charge en psychomotricité. » Un rendez-vous est proposé deux semaines plus tard.
Caroline Le Labourier, la psychomotricienne, livre ses observations sur la motricité spontanée de la petite fille : difficulté de regroupement sur le dos, manque de point d’appui en décubitus ventral, rigidité des membres inférieurs et supérieurs. La maman, elle, parle d’emblée de sa psychopathologie, de sa prise médicamenteuse, de l’allaitement, de ses doutes quant à ses capacités à s’occuper de cette petite fille. Elle a du mal à la porter, à la garder dans les bras. C’est une petite fille qui gigote beaucoup. A l’aide d’une vidéo, la psychomotricienne montre la nervosité de l’enfant, et comme il lui est compliqué d’explorer un objet avec les mains. La préemption n’est pas optimale à son âge. On note une envie impulsive de mettre à la bouche, une irritabilité tactile qui peut entraîner des difficultés dans la construction de son espace corporel, une défaillance de la régulation tonico-émotionnelle, un problème de régulation dan la vie quotidienne.
Pour Natacha Baille, l’orthophoniste qui travaille en binôme avec Caroline Le Labourier, « les mains ayant des difficultés pour explorer l’objet, il y a un essai de mise en bouche, mais l’espace oral pas construit donc ça n’aboutit pas non plus. » Des séances conjointes psychomotricité/orthophonie sont proposées à la maman, soulagée. Elle est très assidue et vient une fois par semaine. Les séances permettent de proposer différents appuis sensoriels, posturaux, humains, relationnels et émotionnels. « On a travaillé sur le rassemblement, on a proposé des positions, des sollicitations au niveau de la bouche, des liens entre la main et la bouche », explique Caroline Le Labourier. A 7 mois Lila s’assoit, elle accède à la verticalité, elle montre une meilleure régulation, une meilleure préhension, une découverte bi-manuelle. La mise en bouche systématique et impulsive a disparu.
Un père difficile à mobiliser mais qui s’exprime
Le pédopsychiatre de l’Appui parental revoit rapidement la mère et insiste pour voir le père. La maman est sereine, elle se sent bien avec le suivi. Il y aura au total neuf consultations mère/bébé en 7 mois. « Quand elle vient en rendez-vous avec d’autres professionnels du cabinet, elle reste dans la salle d’attente. Donc je la vois souvent, de façon moins formelle. » Le père est venu une fois, « au grand étonnement de madame ». La consultation avec le père est au départ très difficile : il reste sur la défensive, ne comprend pas le traitement, puisque pour lui « tout va bien ». Il ne s’occupe pas beaucoup du suivi de sa fille, pour des raisons « culturelles ». Il parle beaucoup de lui, de ses difficultés actuelles, de sa situation précaire, il se sent handicapé, frustré. Pour supporter cette frustration il a besoin de voir ses compatriotes, et il reconnaît qu’il se se réfugie dans le cannabis et l’alcool. La mère est surprise, elle dit qu’il ne lui en parle jamais. C’est la première fois qu’elle l’entend parler avec autant de détails de sa vie psychique. Elle ne se rendait pas compte de sa souffrance. La consultation se finit de façon plus apaisée. Il dit être content d’être venu.
De son côté, lors des séances avec Rafi Koyayan, elle parle de ses craintes, de sa phobie d’impulsion, de la mort inopinée du nourrisson, de la peur d’introduction des morceaux, de sa difficulté à faire confiance à une assistante maternelle (cela résonance avec un vécu de maltraitance). Elle connaît une recrudescence anxieuse, une reviviscence de vécu traumatique.
Roger Vasseur, médecin de rééducation fonctionnelle à Villeneuve d’Ascq, a reçu Sofia et sa maman à 9 mois. Sur une vidéo on peut voir que la position assise est plus stable, le passage de l’objet de la droite à la gauche se fait, la petite fille manipule l’objet et fait plusieurs tâches, elle a de bonnes rotations et l’exploration s’effectue de manière régulée.
4) Discussion sur la prise en charge de Sofia et de ses parents
Roger Vasseur propose d’élargir le cadre : « Qu’est-ce que l’examen d’un enfant ? Ce n’est pas regarder les images de l’IRM ou du scanner. On va avoir une représentation qui va induire un comportement délétère. Notre examen c’est d’abord celui du fonctionnement de l’enfant, ici et maintenant. Son organisation tonique posturale sensorielle nous donne une idée des facteurs intrinsèques du sujet. Quels sont les facteurs extrinsèques ? C’est une question essentielle : « de quels points d’appui je dispose pour me développer de façon harmonieuse ? De quels points d’appui relationnels ? Est ce que je peux faire confiance au milieu familial qui me porte ? C’est une question fondamentale. »
Les périodes sensibles du développement
Il le rappelle : la première année se construit l’axe corporel. Au cours de cette période, il y a des périodes sensibles du développement. Une période sensible est la période pendant laquelle un développement anormal peut entraîner des perturbations durables et définitives. Il s’agit de périodes pendant lesquelles l’enfant est très sensible aux perturbations des coordinations. Il ne faut pas oublier l’intrication entre les facteurs biologiques et environnementaux. Chaque acquisition nouvelle constitue une période de grand chamboulement. Les facteurs humains ont une importance fondamentale. Après la naissance, le bébé affronte la pesanteur. Il ne peut pas faire ça tout seul. Il lui faut un agrippement au milieu humain. Tout ce qui va tisser le lien va constituer un facteur sécurisant. Tout se qui desserre ce lien sera un facteur plombant. Les facteurs familiaux sont primordiaux. « Ici on voit très bien qu’on a une maman attentive d’une extrême fragilité, pointe Roger Vasseur. Elle connaît ses fragilités. Si on n’y répond pas, c’est non assistance à personne en danger. Le social, l’affectif, s’inscrit dans la biologie. Au premier trimestre cette enfant est en difficulté dans ses interactions mais ce n’est plus le cas après. Il ne s’agit pas d’une évolution spontanée. Normalement on assiste à une amplification. Si les schémas anormaux l’emportent, ils s’installent et en l’absence d’intervention, on ne revient plus en arrière. »
Régine Deltort, puéricultrice à l’Appui parental, intervient : « On a travaillé sur le portage, sur la mise en sécurité. » « C’est exactement ce qu’il faut faire ! Abonde Roger Vasseur. L’harmonisation tonique se construit par lecture régulière et constante de l’état du bébé. Deux choses sont importantes : le portage et le regard. » Régine Deltort note qu’il y avait une « alliance » avec la maman, « elle m’a donné accès à l’enfant ».
La consultation des 8 jours, un moment clé
C’est ensuite Catherine Salinier, pédiatre à Bordeaux, qui réagit : « Notre problème, dans nos cabinets, c’est que nos mères ne sont pas inquiètes alors que nous, nous le sommes. Il y a un terme qu’on n’a plus le droit d’utiliser : avant on parlait de « dysharmonie évolutive ». C’est devenu un gros mot. C’est pourtant ce que nous dépistons en cabinet. Quelque chose qu’on sent, qui n’est pas harmonieux. L’enfant est là pour une question d’alimentation et de sommeil, c’est en fait la façade des problèmes de régulation émotionnelle entre la mère et l’enfant. Mon défi est de mettre à jour très vite des risques de dysharmonie fonctionnelle. Nous avons une consultation pédiatrique à 8-10 jours. C’est fondamental. Lors de cette consultation nous faisons l’état civil, les antécédents, les informations sur la grossesse (a-t-elle été spontanée?). On peut faire tout ça lors de cette première consultation, quand il n’y a pas encore de problème. Ensuite on se préoccupe de la façon dont la mère tient le bébé et lui parle. » Le médecin évoque la façon dont le travail peut fonctionner en réseau, ou pas, dans son secteur. « On a une psychomotricienne, des orthophonistes en ville, mais très peu de pédopsychiatres, le CMP n’est pas formé pour les petits bébés. Nous faisons des consultations pluridisciplinaires, nous nous rencontrons mais la psychomotricité n’est pas remboursée. La PMI, elle, est débordée. Le pédiatre accompagne, il fait comme il peut. Pour les pathologies importantes c’est presque plus facile : on oriente. »
Elle revient sur le cas précis de Sofia et s’adresse au binôme pychomotricité-orthophoniste :
« Vous avez dit que cette enfant avait des difficultés à investir la sphère orale. Je suis une grande défenseure de l’allaitement mais je pense que le balancier va trop loin. Les mamans fragiles s’accrochent par leur sein à ce bébé. Il y a un moment où à 3 mois la maman et le bébé doivent prendre une autre distance. A cet âge le bébé s’intéresse à autre chose qu’au sein. Les mamans fragiles ont du mal à prendre ce virage où on passe de l’allaitement à la demande à l’allaitement à l’amiable. Il faut peut-être lâcher l’écharpe aussi ! »
Pour Natacha Baille, l’orthophoniste, « c’est compliqué car il s’agit de situations où il y a beaucoup de choses à prendre en compte. Il faut donner priorités. Parfois cet accrochage au sein n’est pas si dramatique par rapport à tout ce qu’il y a à faire. »
Le temps de la mère et le temps de l’enfant
Reynald Boisseau, le psychiatre qui suit la maman, a donc été présent dès le début de la grossesse.
Son objectif était de préparer le post-partum, la période la plus à risque chez une maman avec une personnalité limite. Le médecin a donc mis en place un « étayage identificatoire ». « Dans une pathologie limite il faut que nous soyons dans nos positions thérapeutiques constants, sécurisants. Mon obsession c’est de continuer un étayage identificatoire. Elle a eu besoin de plus de temps que 9 mois pour devenir mère. Le rapport transférentiel est important avec moi. Je travaille dans une psychodynamique. Elle n’est pas encore totalement identifiée à une place de mère. »
Dans la salle, Jean Pierre Visier, ancien professeur de pédopsychiatrie à Montpellier, s’enthousiasme et avertit dans un même élan : « Je veux pointer le plaisir que le vieillard que je suis a eu de voir et d’entendre tout ça. Vous venez de poser quelque chose. Elle n’est pas encore mère. Mais le petit il est là. On l’oublie trop souvent. On fait porter tous nos efforts très légitimement sur la progression de la mère mais le bébé, lui, il ne peut pas attendre. Sinon on a ce dont on parle ensuite, des enfants qu’on voit trop tard parce que piégés dans l’impossibilité de gérer leurs émotions. Régine a dit que la mère l’a laissé aborder le bébé. Mais beaucoup de mamans ne peuvent pas le faire. Quel moyen on se donne pour entrer rapidement en relation avec ces bébés ? Il y a une nécessité d’obtenir un équilibre précoce. On nous dit : « Mais il ne faudrait pas qu’on vexe les mères, qu’elles nous lâchent ». Oui, il faut qu’on puisse travailler avec les mères. »
Faut-il connaître l’origine des troubles pour bien les prendre en charge ?
Marie Farmer, neuropédiatre, a elle aussi reçu Sofia. « Ma place était bien minime. J’ai vu l’enfant après la bataille. Si je l’avais vue à 2 mois et demi j’aurais été très inquiète. Pas là. Sur le plan intrinsèque, organique, le développement de l’enfant est satisfaisant. A 3 ans on ne peut plus faire la part des choses entre l’organique et l’extrinsèque. La plupart du temps nous avons des situations grises : des petites choses organiques qui entraînent des réactions particulières.»
Amina Yamgnane, gynécologue-obstétricienne à Paris réagit : « Je trouve étrange votre interrogation sur l’origine des troubles. Qu’est-ce que ça change pour vous de savoir si l’origine est somatico somatique ou si elle est appuyée sur l’environnement et la psychée ? Puisque de toute façon le tout petit ne saurait se développer sans s’appuyer sur ces deux béquilles là. Ne faut-il pas s’abstenir de cette question ? »
« Pour moi ça change tout, répond Marie Farmer. On peut avoir un enfant avec une dystrophie musculaire de Duchêne, une fois que c’est clinique, on tranche, on sait ce que ça implique. On est souvent dans le prospectif. Si un enfant est suspect d’avoir une maladie dégénérative, pour la prise en charge, ça ne change rien, on est d’accord. Mais dans le discours, sur ce qu’on dit aux parents, ça change tout. En neurologie on a souvent la bascule entre « c’est pas grand chose c’est psy » et « mon enfant va t-il marcher, vivre, parler ? » Le discours n’est pas le même. »
« Ce que vous dites est capital ! S’exclame Catherine Salinier. Qu’est ce que le TDAH si ce n’est un enfant qui avait un problème de régulation émotionnelle ? » Elle évoque l’exemple dans sa patientèle d’une mère bi polaire qui va avoir un 4ème enfant. Au 1er, elle a décompensé, a été hospitalisée en post partum. Cette enfant, à 5 ans, est « multi dys ». La seconde est dyslexique, la troisième, à 3 ans, toujours au sein, étiquetée précoce. « Elle a soit disant des troubles des apprentissages scolaires, lesquels reflètent aussi le désir des parents, la pression etc… »
Corps, cerveau, psyché, environnement
Dans la salle un pédiatre s’interroge sur les problèmes de la mère avec la diversification et sa «peur des morceaux ». Pour Jean-Pierre Visier, « quand la mère vient dire qu’elle a peur des morceaux, on ne doit pas être fasciné par les morceaux mais penser à leur peur. » « Il faut mettre des mots sur la peur. Il faut prendre du temps pour modifier les représentations des parents, ne pas les brusquer sinon ils vont penser qu’on veut prendre le pouvoir. »
Marie Farmer note que chez les dyspraxiques « il existe des difficultés avec la diversification, avec les morceaux, et il n’y a pas de quatre pattes. »
Catherine Salinier, elle, pointe d’autres responsabilités : « Bien sûr il y a des troubles de l’oralité mais il y a aussi l’environnement. Les mamans sont très occupées, elles travaillent, elles ne font plus la cuisine. Là c’est « ploc », le petit pot en regardant la télé. L’industriel participe au désinvestissement de la mère nourricière qui fabriquait la nourriture. »
Marie Françoise Livoir Petersen, pédopsychiatre, s’exprime à son tour : « Comment sortir de cette opposition entre d’un côté le cerveau, l’organe et de l’autre l’environnement ? Ce qui nous réunit tous ici,c’est que nous sommes tous des personnes. On oublie l’individu, la personne elle même qui va participer à son destin. Plus elle sera actrice de son destin plus elle sera capable de choisir son environnement, de faire avec ses gènes. Je ne suis pas prophète. Il faut mettre mots sur ce qui ne va pas. Qu’est ce que ce petit bout de chou va en faire ? Il va faire selon les appuis qu’on va lui donner. Quels appuis on donne à un enfant quel que soit son potentiel génétique, son environnement ? Il faut qu’on ait vu ses besoins particuliers. Il ne suffit pas d’être vaguement inquiet. »
Antoine Burguet, pédiatre réanimateur, s’interroge sur les propres capacités motrices de la mère.
Gilles Levy, gynécologue obstétricien demande si les réserves du père ont-elles évolué.
« Le papa a un vécu profondément traumatisant, il ne vit pas dans la même réalité que nous » répond Caroline Le Labourier.
Une kinésithérapeute ostéopathe intervient : « Je vois des enfants très en extension. Je travaille peu la position assise, je travaille beaucoup sur les retournements et sur les appuis latéraux. Pour moi ça aurait été une priorité de travailler les appuis latéraux plutôt que la position assise avec cette petite fille. » La psychomotricienne répond : « L’accès à la verticalité est primordial dans le développement de l’enfant. Il faut lui faire connaître notion de redressement à la verticale. »
Une étudiante pose une question pertinente : « Quels sont les liens entre le vécu traumatique de la mère et les difficultés du bébé à deux mois et demi ? Comment voyez vous l’avenir ? »
Caroline Le Labourier reformule : « Est-ce un trouble de l’organisation tonique ou un trouble des interactions ? Pour moi il est évident que pas de troubles des interactions.Problème de régulation, pas un problème de lien. »
Gilles Cambonie reprend de son côté les propos de Catherine Salinier : « vous nous décrivez des consultations qui sont des Rolls Royce ». « C’est une vraie question, assure-t-il : comment repérer, comment organiser les soins ? Tout ça pose la question de la formation initiale et continue. »
La formation est d’ailleurs le thème choisi pour le dernière table-ronde, que nous retranscrivons dans un article complémentaire.