Faire le lien entre l’intelligence et la génétique d’une part et entre l’intelligence et le statut socio-économique d’autre part: deux façons de jouer avec le feu. Pourtant c’est bien la piste génétique qui est aujourd’hui de plus en plus creusée pour affiner la compréhension des liens avérés entre le niveau social des parents et le devenir de leurs enfants, et plus précisément de l’impact très fort de la pauvreté sur le développement cognitif des enfants.
Les débats autour du rapport Terra Nova qui postule que « l’égalité des chances se joue avant la maternelle » montrent que cet effet délétère de la pauvreté, bien que désormais très documenté, ne fait pas pour autant l’objet d’un consensus absolu. Lors de ces échanges autour des préconisations du think tank, le médecin de PMI Pierre Suesser a ainsi plaidé pour qu’ « on arrête avec ces arguments là qui induisent une vision dépréciative du milieu social défavorisé ». Ce qui fait écho au « Vous pathologisez les enfants pauvres, ce sont des recherches irresponsables» entendu par l’Américaine Martha Farah lorsqu’elle a commencé ses travaux sur le sujet (Le Monde, article du 14 mars 2017).
Aujourd’hui en tous cas, les chercheurs essaient d’en savoir un peu plus quant à la part respective de la génétique et de l’environnement dans le développement cognitif de l’enfant.
Le lien entre statut socio économique et développement cognitif de l’enfant reposerait sur la génétique plus que sur l’environnement
En 2013, dans la revue Intelligence, Maciej Trzaskowski et son équipe publient les résultats d’une étude très complexe dont la conclusion est la suivante : « En résumé, l’influence génétique est significative et substantielle sur le statut socio-économique de la famille, sur le quotient intellectuel de l’enfant ainsi que sur l’association entre le statut socio-économique de la famille et le le QI de l’enfant. Notre analyse fournit la première preuve fondée sur l’ADN que l’association bien documentée entre le statut socio-économique de la famille et le développement cognitif de l’enfant, habituellement interprétée comme un effet environnemental, repose substantiellement sur des facteurs génétiques. » Les auteurs tiennent à ajouter cette précision : « Bien que ces résultats soient surprenants et pas politiquement corrects, ils ne soutiennent en aucune façon l’idée dévoyée que l’héritabilité implique l’immuabilité. De la même façon aucune politique spécifique ne devrait découler de cette découverte d’une corrélation entre l’influence du facteur génétique sur le statut socio-économique d’une famille et le développement cognitif d’un enfant car la politique dépend de valeurs. »
Ils terminent ainsi : « De façon plus large, il devrait être reconnu, selon cette perspective génétique, une opportunité environnementale égale va résulter en une influence génétique plus forte. Lorsque les différences environnementales diminuent, les variations qui restent entre les enfants en terme de performances seront dues à un plus fort impact de leurs différences génétiques. » Ce qui pourrait apparaître comme la confirmation scientifique de la nécessité d’opter pour l’équité plutôt que pour l’égalité : donner la même chose à tous revient à favoriser ceux qui sont au départ (génétiquement donc) mieux dotés. Cette conclusion plaide donc en creux pour l’intervention précoce : si certains enfants sont doublement pénalisés, par la génétique et l’environnement (l’un découlant ici de l’autre), alors il peut sembler indispensable, dans un souci d’égalité des chances, d’apporter très tôt d’autres sources de stimulations à ces enfants.
La part respective de la génétique et de l’environnement dans le développement du langage et l’apprentissage de la lecture
Une autre étude, très récente, est venue mettre en exergue la part de la génétique dans un domaine où là aussi, les performances des enfants étaient plutôt perçues comme très liées à l’environnement : le langage et la lecture. Dans un article publié en juillet 2017 dans Scientific studies of Reading,
Marina L. Puglisi , Charles Hulme , Lorna G. Hamilton & Margaret J. Snowling ont ainsi analysé les liens entre les compétences langagières et de décodage des enfants et l’exposition familiale au langage et à l’écrit d’une part et entre ces compétences et les habiletés langagières des mères d’autre part. Dans le but, toujours, de comprendre les impacts respectifs de l’environnement et de la génétique.
Les auteurs rappellent qu’il est aujourd’hui bien établi que « l’environnement familial d’alphabétisation » (le rapport de la famille à l’écrit, à la langue, au vocabulaire…) est un prédicteur important du développement du langage de l’enfant et de sa réussite dans l’apprentissage de la lecture. Cet environnement familial fait habituellement référence aux activités entreprises par les membres de la famille et qui sont liées à l’apprentissage de la langue et de l’écrit, aussi bien qu’aux ressources présentes dans cet environnement familial ou aux attitudes parentales face à la langue et à l’écrit. Certaines de ces activités et interactions sont dites « informelles » (la façon dont les parents attirent l’attention des jeunes enfants sur les panneaux dans la rue, le fait de leur lire une histoire le soir…), d’autres sont dites « formelles » ( les parents apprennent expressément les bases de la lecture à l’enfant comme les lettres de l’alphabet). Les pratiques formelles conduisent en général à un meilleur apprentissage du code alphabétique alors que les pratiques informelles sont associées à des compétences orales plus globales (vocabulaire) et, donc indirectement, à une meilleure compréhension des textes plus tard.
Les auteurs expliquent également que les facteurs génétiques ont aussi leur importance. La corrélation entre l’environnement familial d’alphabétisation et le développement de compétences liées au langage écrit et oral chez l’enfant reflète probablement des effets génétiques autant que les influences environnementales puisque les membres d’une même famille partagent à la fois un patrimoine génétique et certains aspects de l’environnement. On considère ainsi qu’il existe un certain degré d’héritabilité dans les compétences en lecture des enfants. Il est possible que le facteur génétique soit plus important que ce que l’on a longtemps pensé, qu’il soit même l’explication de la corrélation entre l’environnement familial et le développement cognitif de l’enfant.
Pour creuser cette piste, les auteurs ont voulu tester les hypothèses suivantes :
– La mesure des compétences langagières maternelles prédira l’environnement d’alphabétisation proposé par ces mères en terme de fréquence et contenu des interactions relatives au langage et à l’écrit
– La mesure de l’environnement familial d’alphabétisation va prédire les compétences de l’enfance, en terme de langage et de compétences émergentes de lecture.
– Il faudra ensuite comprendre dans quelle mesure l’environnement familial permettra de prédire les performances des enfants une fois qu’on aura contrôlé les capacité des lecture des mères elles-mêmes.
Le fort impact de la présence des livres au domicile sur le langage de l’enfant serait en fait lié à des facteurs génétiques
L’échantillon recruté comprenait une sur représentation d’enfants à risque de problème de lecture ultérieur et d’enfants avec un retard de langage (c’était voulu, les enfants ont été recrutés via des cabinets d’orthophonistes).
Le langage et les compétences phonologiques des mères ont été évaluées. L’environnement familial d’alphabétisation a été exploré (nombre de livres possédés par l’enfant, fréquence des temps de lecture partagée, familiarité de la mère avec les best-sellers de la littérature enfantine, familiarité de la mère avec la fiction pour adulte). A l’âge de 5 ans et demi les enfants ont passé des test de compétences en langage, lecture, et décodage.
Résultats :
1) Les instructions directes des parents (apprendre les lettres de l’alphabet à l’enfant par exemple), interactions formelles, prédisent les compétences de décodage des enfants. Alors que l’exposition aux livres dans l’environnement familial, interactions informelles, prédit à la fois les compétences langagières et de décodage des enfants. La présente étude confirme que le degré avec lequel les parents se livrent à un apprentissage explicite du code n’est pas lié aux compétences phonologiques et de lecture des mères. En d’autres termes, les mères plus performantes sur le plan des compétences phonologiques et de la lecture ne sont pas celles qui s’engagent le plus dans ces activités d’instruction explicite du code alphabétique. Les activités formelles, explicites, seraient donc davantage suscitées par les valeurs et croyances des parents que par leurs propres compétences. L’instruction directe du code alphabétique apparaît comme le seul facteur qui soit vraiment « environnemental » puisque ce facteur a un impact sur les compétences en lecture des enfants sans être lié aux compétences maternelles.
2) Les interactions informelles, au premier rang desquelles l’exposition aux livres au domicile sont en revanche beaucoup plus liées aux compétences langagières des mères. Ces dernières sont en effet très prédictives d’une exposition de l’enfant aux livres. Et cette exposition est elle même très prédictive des compétences des enfants en développement global du langage et en lecture (alors que les instructions directes et explicites ne prédisent que les compétences en lecture/décodage). Cependant, un des résultats forts de l’étude est qu’une fois pris en compte les compétences maternelles en langage et phonologie, l’exposition aux livres n’est plus un facteur prédictif des compétences des enfants. Ces résultats suggèrent que ce n’est pas l’environnement informel qui impacte directement les compétences langagières de l’enfant et ses capacités de lecture. Les liens habituellement observés entre l’environnement informel et les compétences des enfants reflèterait en fait les influences génétiques. Ces liens entre environnement informel et performances des enfants existent bien, mais ils ne sont pas directs. De plus il est intéressant de noter que la mesure de l’exposition de l’enfant aux livres est très corrélée aux compétences langagières des mères mais aussi à leur statut socio-économique (SES), suggérant que le niveau d’éducation maternelle constitue aussi une explication plausible des effets constatés. Les auteurs le précisent d’ailleurs : il existe une très forte corrélation entre les mesures des compétences maternelles et le SES, ce qui rejoint les données de la littérature (meilleures compétences des mères plus éduquées et/ou occupant un emploi qualifié).
Ces travaux confirment donc l’impact spécifique de l’instruction formelle du code par les parents sur les seules capacités de décodage, alors que les facteurs plus informels (et surtout l’exposition aux livres) influe à la fois sur les compétences en décodage et sur le développement du langage plus global de l’enfant. Surtout, les auteurs montrent que l’instruction formelle a un impact direct et ne passe pas par des facteurs génétiques alors que pour l’environnement informel, la piste génétique entre en ligne de compte. Les auteurs préviennent néanmoins : il ne faut pas conclure de leur étude et de cette mise en évidence du génétique que les interventions précoces ayant pour objectif d’améliorer les compétences en lecture des enfants sont inutiles. « De tels efforts doivent être poursuivis pour améliorer les résultats des enfants avec de pauvres niveaux de langage et des opportunités limitées d’alphabétisation ».