Plus de trois ans après le colloque houleux organisé en septembre 2014 à l’Assemblée nationale, Terra Nova proposait ce mardi 13 février un bis repetita. Même lieu, même sujet, et dans la salle, mêmes acteurs pour certains. Il s’agissait de débattre des propositions du rapport publié par le think tank en mai 2017, intitulé “Investissons dans la petite enfance : l’égalité des chances se joue avant la maternelle”.
Il aura donc de nouveau été question d’investissement dans la petite enfance, ce mardi, et cette fois à l’Assemblée nationale. A la tribune, Brigitte Bourguignon, députée de la 6e circonscription du Pas-de-Calais et présidente de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, Olivier Noblecourt, nouveau Délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes, Florent de Bodman, co-auteur du rapport de Terra Nova, responsable du programme national Parler Bambin et Marie de Saint Laurent, déléguée générale d’Auteuil Petite enfance.
Un développement langagier qui dépend du milieu social de l’enfant
Brigitte Bourguignon introduit les débats en rappelant à quel point cet investissement dans la petite enfance présente des bénéfices importants : favoriser l’accès des femmes à l’emploi, oui, mais pas seulement. La députée évoque « la réduction des inégalités permise par l’accompagnement des parents dès la naissance et par un accueil préscolaire de qualité ».
Florent de Bodman, qui était déjà le co auteur du tout premier rapport de Terra Nova sur le sujet en 2013 restitue le constat scientifique sur lequel s’appuie ce nouvel et très vif intérêt pour l’investissement social en petite enfance : les parents les plus modestes parlent moins à leurs enfants que les parents les plus aisés. Conséquences: il existe un net écart de langage entre les enfants dès le plus jeune âge selon le milieu social et cette différence initiale explique une partie des inégalités scolaires ultérieures. Florent de Bodman cite une étude américaine -controversée- qui concluait qu’il pouvait exister un différentiel de 30 millions de mots entendus entre les enfants selon leur milieu avant même l’entrée en maternelle. Si ce chiffre emblématique est très discuté, le principe qu’il illustre, à savoir le fort décalage en matière de développement précoce du langage selon le milieu social, est lui, très étayé scientifiquement. Plus généralement, c’est le développement cognitif global des enfants qui est lié à la fois à leur héritage génétique et aux stimulations environnementales.
« Les enfants de familles modestes sont moins bien armés pour entrer dans les apprentissages scolaires, résume Florent de Bodman. C’est un constat presque tragique. Mais il existe une perspective plus optimiste : certaines interventions peuvent prévenir ce fossé social face au langage. » Il cite l’expérience Carolina Abecedarian et interroge : « Comment la promesse de la recherche peut elle être réalisée en France ? » Puis il rappelle les principales préconisations du dernier rapport de Terra Nova : un plan de création de places de crèches (40.000 nouvelles places dans les quartiers politique de la ville) avec un bonus de financement spécifique pour permettre aux communes d’avoir un reste à charge quasi nul pour le fonctionnement, des procédures d’accès plus transparentes pour éviter le soupçon d’arbitraire, le développement de la qualité éducative en crèche et un soutien à la parentalité conséquent.
Plus de transparence dans les critères d’attribution des places en crèche… mais comment ?
Ces propositions vont être discutées pendant plus d’une heure et demie. Pour Olivier Noblecourt (lire notre entretien) il est temps, en effet, d’ « avoir une politique publique centrée délibérément sur l’investissement social, de sortir de l’incantation et de donner corps à ces enjeux. » Il explique être de son côté attaché au caractère universel de la politique de la petite enfance et à la PSU, « qui permet de solvabiliser l’effort des familles pour les gestionnaires ». Quant aux critères d’attribution, qui sera l’un des sujets phares de la soirée, il rappelle que « plus des 2/3 des attributions des places se font sur le critère de la bi activité ». Ce qui pose la question de l’accès des familles les plus fragiles.
« Je suis pour la transparence des critères d’attribution, assure-t-il. Mais il ne faut pas entretenir la culpabilisation d’élus locaux qui font le maximum pour s’investir. Nous ne devons pas poser un principe de défiance au départ.» Il explique ainsi n’être pas convaincu, à titre personnel, par la question des droits opposables (sur le modèle allemand), avec des compétences obligatoires des communes. « Ce modèle coercitif créera plus de crispations sur le terrain, estime-t-il. Je pense que le modèle incitatif est plus efficace. L’idée est plutôt de donner de la visibilité et de la sécurité aux communes qui s’engagent. » « Pourquoi insiste-t-on sur la transparence ? questionne Florent de Bodamn. Parce que le coût total d’une place de crèche c’est 15.000 euros/ par an dont 80% de finances publiques. C’est un bien qui a une grande valeur. Donc la transparence est normale. Et le sentiment d’opacité, de la part des parents, lui, est très fort.»
Dans la salle, Anne Christine Lang députée de Paris, ex adjointe à la petite enfance dans le 13ème arrondissement, se dit « très opposée à la cotation » (c’est à dire au fait d’attribuer les places selon une grille de critères, notamment sociaux). « Les familles, les gens, ne peuvent pas être mis dans un tableau excel, argue-t-elle. Mais je suis très favorable à une commission très élargie où les gens qui connaissent les familles au plus près peuvent intervenir. » Reste à être certain qu’un tel procédé laisse moins de place à l’arbitraire et au « piston » qu’un système de « scoring ».
Le non-recours des familles pauvres : un problème récurrent et central
La députée poursuit en expliquant que « la question n’est pas tant d’ouvrir des places dans les quartiers populaires que de lutter contre le non recours de ces familles. » « Arriver à faire venir des enfants issus de milieu très populaire dans les crèches ça demande beaucoup d’énergie, poursuit-elle. On peut demander à la PMI de repérer les gens avec des difficultés sociales, psychiques et de les faire remonter à la commission d’attribution des places. »
Cette problématique du non recours apparaît comme récurrente pour l’ensemble des participants. Marie de Saint Laurent, qui supervise le réseau de crèches des Apprentis d’Auteuil (voir notre reportage effectué en 2015 dans l’un de ces EAJE), connaît bien le sujet. 70% d’enfants accueillis dans ces structures sont de familles dites pauvres. « Comment aller chercher parents qui n’ont pas le réflexe d’aller en crèche ? L’auto censure est très forte. On a beaucoup de parents qui n’ont pas, pas encore, n’ont jamais eu, n’auront jamais d’emploi. » Dans ces crèches, les directrices font remonter le constat d’une grande précarité. « Les situations sont tendues, dégradées, complexes avec des familles déstabilisées qui cumulent les difficultés, dont des pathologies mentales.»
Plusieurs intervenants expliquent que l’accueil de ces familles signifie aussi une gestion plus complexe car le taux d’occupation n’est pas le même, un investissement humain plus important, une plus grande souplesse dans l’accueil proposé. Certaines de ces familles peuvent éprouver des difficultés à s’astreindre à des horaires. Florent de Bodman se félicite en tous cas qu’on parle du non recours des familles modestes, préoccupation «récente ».
D’autres outils discutés : la crèche familiale, un congé parental plus long, les visites à domicile
Mais pourquoi toujours axer les discussions sur les crèches ? Quid des assistantes maternelles ? Marie de Saint Laurent a une réponse : « L’accueil individuel avec les précaires c’est complexe. Devenir employeur d’une assistante maternelle c’est trop compliqué. C’est pourquoi on cible l’accueil collectif. Ou alors la crèche familiale. » Olivier Noblecourt rebondit : « Pourquoi n’arrive-t-on pas à rendre la crèche familiale plus attractive ? J’ai échoué à pousser ce modèle. Quant au programme de formation des assistantes maternelles, c’est compliqué car il existe une grande volatilité de ce public. L’investissement dans la formation produit de faibles résultats.»
Michel Dollé, économiste, auteur d’un article critique sur les propositions de Terra Nova, met le focus sur le congé parental, en évoquant les logiques de politiques publiques du Danemark ou de la Suède. « Tous ces pays pratiquent un congé parental de longue durée qui permet de développer des phénomènes de mise en confiance de l’enfant. Ce système a l’avantage de permettre de mettre le paquet sur les moyens dédiés à la fin de la première année de l’enfant. »
Jacqueline Dubois, députée, interroge un autre point du rapport : « Vous parlez d’expériences réussies, par exemple d’accompagnement à domicile. J’ai une petite fille née en Irlande du nord. Il y a là-bas un accompagnement à domicile de toutes les familles pendant les quatre premiers mois de l’enfant, et un accompagnement plus prolongé pour les familles qui en ont besoin. » Florent de Bodman rappelle que l’un des co-auteurs du rapport, le pédopsychiatre Romain Dugravier, est justement un grand spécialiste de la visite à domicile. Outil qui recueille d’ailleurs un haut niveau de preuves dans la littérature, comme nous le rappelions dans un compte-rendu d’un récent colloque sur la parentalité et les inégalités sociales de santé. Sur le sujet nous avons aussi consacré un article au dispositif PANJO.
La séquence incontournable : le risque de stigmatisation
Olivier Noblecourt le précisera dès son introduction : l’investissement social en petite enfance constitue un champ « qui n’échappe pas à la nécessité de convaincre ». « Il faut développer la culture de la preuve, prévoir des fonds pour financer au long cours les démonstrations, prendre le temps. » Il prévient : « il ne faut pas s’enfermer dans un fétichisme de la mesure mais il est important que professionnels soient éclairés par résultats scientifiques robustes. » Il a en mémoire le précédent débat, dans le même lieu, trois ans plus tôt, et la « passion » des échanges. Il sait que dans la salle, certains peuvent être encore très réticents à cette prévention précoce qui vise spécifiquement les populations considérées comme les plus vulnérables, et peuvent demeurer très réservés quant à l’importation en France de programmes standardisés.
Pierre Suesser, médecin de PMI, président du Syndicat national des médecins de PMI, comme il y a trois ans, se lève d’ailleurs pour marquer son désaccord. « On sait tous que les inégalité sociales fragilisent les enfants dès le plus jeune âge. Mais il faut se garder de tout déterminisme et s’attaquer aux racines de la pauvreté. Cette lutte repose sur deux jambes, l’égalité des droits et l’égalité réelle. Il faut une possibilité ouverte pour toutes les familles d’accéder à des modes d’accueil de qualité qui favorisent les rencontres individuelles de qualité.»
Il estime qu’il faudrait permettre à tous les enfants d’être accueillis dans un mode d’accueil de qualité, gratuitement, au moins deux jours par semaine, à partir de un an. Il insiste : « Tous les enfants, pas seulement ceux en situation de pauvreté. » Pierre Suesser souligne aussi que « certains programmes éducatifs ne font pas la preuve de l’efficacité annoncée ». Et remet en doute les effets du programme Parler Bambin en citant les travaux d’Agnès Florin pour l’Université de Nantes. « Ceci devrait questionner les velléités de l’implanter partout en France ». « Il faudrait aller plus loin dans les réflexions ne pas confondre les acquisitions et l’apprentissage du langage. On n’acquiert pas le langage en injectant des mots mais par la qualité des rencontres individuelles.»
Il conteste également les études sur lesquelles s’appuie Terra Nova, notamment ce chiffre choc des « 30 millions de mots », qui ne résulterait que d’une extrapolation. Mais au-delà des études et expérimentations essentiellement anglo-saxonnes, c’est bien le lien entre développement langagier et origine sociale que le médecin remet en question. « Il faut arrêter d’utiliser ces arguments là, martèle-t-il. Ils induisent une vision dépréciative du milieu social défavorisé. » Le problème quand on cherche à départager le bien du mal c’est qu’on s’éloigne de l’essentiel : départager le vrai du faux. Or, s’il est en effet moralement douloureux d’établir des corrélations entre le milieu social d’un enfant et son développement cognitif, il n’en demeure pas moins que c’est une réalité aujourd’hui bien documentée par la littérature scientifique.
Et par les professionnels de terrain aussi, comme le rappelait une intervention précédente, celle de Jacqueline Dubois, qui, avant d’être députée, fut enseignante. « J’avais remarqué il y a longtemps les difficultés dans leur développement des enfants de milieu défavorisé. On n’avait pas le droit de nommer ces difficultés. Mais si on ne les nomme pas on ne peut pas anticiper et proposer des solutions. » Des propos qui font écho à ce que nous disait Jean-Louis Tourenne lors d’un récent entretien : « J’entends souvent « Vous ne pouvez pas stigmatiser les enfants des familles pauvres ». C’est une fausse compassion qui sert d’alibi, une forme de populisme caché derrière les meilleures intentions du monde. L’échec scolaire stigmatise bien plus que les interventions précoces. »
A l’attention de Pierre Suesser, Olivier Noblecourt répond que « nous sommes d’accord sur les objectifs principaux ». Il enjoint à se « défier, en effet, des recettes marmiton ». « Ce que disent les travaux auxquels vous faites référence est qu’il faut une adaptation à l’environnement. On doit mobiliser les acteurs, les parents. Avançons dans la connaissance, dans la compréhension des phénomènes. Défions nous des solutions mécanistes, apportons davantage de preuves. » Bel exercice de diplomatie et de pédagogie.