Le 4 décembre dernier a été lancée la concertation destinée à élaborer une stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes. Six groupes de travail nationaux ont été mis en place et le premier d’entre eux, intitulé “éradiquer la pauvreté des enfants”, est co-présidé par Nathalie Casso-Vicarini, fondatrice de l’association “Ensemble pour l’Education” et initiatrice du Train de la petite enfance et de la parentalité. Les conclusions de ces travaux devront être remises au Président de la République en avril prochain. C’est Olivier Noblecourt, tout nouveau délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes, qui pilote cette concertation. Ancien collaborateur de Najat Vallaud-Belkacem, grand promoteur de la prévention précoce lorsqu’il était à la tête du Centre Communal d’Action sociale de Grenoble, il a notamment porté le rapport du think tank Terra Nova ,”la lutte contre les inégalités commence dans les crèches”, publié en 2014. Il nous livre dans cet entretien quelques pistes sur les objectifs poursuivis et le choix de la méthode adoptée pour mener cette réflexion.
Pourquoi ce nouveau focus sur la pauvreté des enfants et des jeunes ? Assistons-nous à un changement de paradigme ?
Olivier Noblecourt. Oui, c’est exactement cela. Le débat public a évolué. Il y a dix ans on entendait encore certains se demander s’il fallait vraiment garder l’école maternelle ou s’il était nécessaire d’avoir du personnel qualifié pour la petite enfance. La logique était de trouver des solutions de solvabilisation des services rendus aux familles. Dix ans plus tard l’école maternelle n’est plus remise en cause et les bénéfices de la scolarisation précoce font largement consensus.
De la même façon il y a encore quatre ou cinq ans les interventions en crèche et le repérage précoce étaient parfois perçus comme une stigmatisation attentatoire au développement de l’enfant. Aujourd’hui on interroge davantage les méthodes et l’évaluation scientifique.
On assiste à une évolution des mentalités et à de nouveaux choix politiques. La volonté du Président de la République est d’en finir avec la reproduction de la pauvreté, avec ce déterminisme social inacceptable qui est une spécificité française. C’est ce qui explique l’accent mis sur l’enfance et les jeunes mais ce n’est pas exclusif des autres questions liées à la pauvreté.
Comment expliquer que la France soit à la fois l’un des rares pays où 99% des enfants de 3 ans sont scolarisés, avec une politique familiale généreuse, et en même temps le pays le plus inégalitaire sur le plan scolaire ?
O.N. C’est un paradoxe trompeur, parce que les enjeux de ces politiques n’étaient pas corrélés. Notre politique familiale généreuse, universelle, a été guidée par la volonté de favoriser la bi activité des couples et donc le travail féminin. Elle était au départ centrée sur la conciliation vie professionnelle – vie familiale et non sur le développement de l’enfant. De son côté, la démocratisation de l’accès à l’école avait pour enjeu d’accroître le niveau de qualification des nouvelles générations dans une période de forte croissance économique. Mais la démocratisation de l’accès, on le sait, ne s’est pas accompagnée d’une démocratisation de la réussite, puisque notre système éducatif reste le plus inégalitaire de l’OCDE. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est que ce contraste est fécond puisqu’il montre que la France a les richesses nécessaires pour affronter ces déterminismes. L’enjeu est aujourd’hui de rendre cohérentes les différentes politiques publiques : la politique familiale doit aussi être une politique sociale qui doit elle même être en lien avec la politique éducative.
Si cette politique familiale doit également devenir une politique sociale, alors êtes-vous favorable à la fin de l’universalité des allocations familiales ?
O.N. La politique familiale est un « bien commun » de notre modèle social et je suis conscient de l’attachement à son caractère universel. La ministre a initié une réflexion sur des évolutions possibles pour prendre pleinement en compte les enjeux sociaux de nombreuses familles en situation de pauvreté, c’est à la fois courageux et nécessaire.
Pour ma part, je pense qu’à côté des réflexions sur les allocations familiales, il sera important de travailler à rendre la politique familiale toujours plus universelle, par exemple en matière d’accès aux modes de garde. On sait par exemple que l’accès aux crèches reste très inégalitaire, alors que le bénéfice de la socialisation précoce est d’autant plus grand que l’enfant grandit dans un environnement fragile au plan social.
Plus globalement, pousser la logique de l’universalité c’est en fait s’inscrire dans l’universalisme proportionné, avec des services réellement accessibles à tous, selon une intensité qui dépend de la situation des personnes. Conserver cette universalité permet de ne pas perdre de vue que le toboggan de la précarité peut aller très vite, que l’accès aux services sociaux concerne beaucoup de ménages. L’exposition au risque de bascule vers la pauvreté est vite là, en cas d’accident de la vie. C’est pourquoi il faut un filet de prévention et de protection suffisamment large pour ne perdre personne en route
Pourquoi les grands acteurs du secteur caritatif sont-ils absents des débats sur la prévention précoce, qui est pourtant au cœur de la lutte contre les inégalités ?
O.N. Je ne pense qu’ils soient absents mais ils sont légitimement mobilisés par les urgences des personnes qu’ils accompagnent. N’oublions jamais leur rôle dans les territoires. Certains mouvements s’inscrivent dans une culture revendicative. D’autres accompagnent des familles au quotidien, sur les questions de logement, de santé, d’aide aux vacances, de parentalité, ou gèrent des centres d’hébergement, des services d’accompagnement social… Les enjeux du repérage précoce doivent être portés par les pouvoirs publics, avec la communauté scientifique et les acteurs associatifs si nous voulons agir concrètement sur le destin des personnes concernées, en premier lieu des enfants et des jeunes qui sont aujourd’hui les premières victimes de la pauvreté et du poids du déterminisme.
L’accompagnement à la parentalité va-t-il faire l’objet d’une réflexion au sein de votre délégation ? En la matière, on voit bien que ce qui est proposé aux familles défavorisées dans les dispositifs universels repose rarement sur des données probantes, alors que les parents plus aisés, eux, se nourrissent de parentalité positive.
O.N. Nous travaillons activement sur cette question : comment permettre l’accès aux services et aux conseils à toutes les familles en évitant notamment les déserts territoriaux ? Et vous avez raison, il faut également éviter un système à deux vitesses entre les familles qui vont bénéficier des méthodes validées et actualisées et celles qui n’auront accès qu’à un accompagnement un peu plus…daté. Les parents qui ont un capital social et culturel vont chercher les informations, ils se renseignent, sont très attentifs, exigeants, font pression, veulent des services de qualité. Cette exigence doit être portée par les pouvoirs publics pour toutes les familles, tous les enfants. Ce sera le sens des actions prioritaires de la prochaine stratégie nationale de lutte contre la pauvreté.
Allez-vous également vous saisir du champ de la protection de l’enfance qui concerne en grande majorité on le sait, des familles défavorisées ?
O.N. La ministre des Solidarités, Agnès Buzyn, souhaite en effet articuler les stratégies relatives à la pauvreté et à la protection de l’enfance et mobiliser pour cela le Conseil National pour la Protection de l’Enfance. Nous devons favoriser des consensus sur les sujets particulièrement complexes, par exemple des référentiels sur l’accompagnement ou un travail sur le placement. Dans le cadre de la concertation que je conduis, nous allons travailler en particulier sur deux moments clés, l’entrée dans l’Aide sociale à l’enfance et la sortie du dispositif pour les jeunes majeurs.
Vous portez ces thèmes depuis longtemps, ils vous sont chers. Qu’espérez-vous de cette concertation et de cette nouvelle impulsion ?
O.N. Ma culture est d’abord celle de l’action locale, ancrée dans la vie des familles et les pratiques des professionnels. Donc je ne crois pas au grand soir de la politique sociale ou familiale avec des méthodes déclinées uniformément. A la logique de plan, je veux substituer la mobilisation d’acteurs autour d’une stratégie, avec des objectifs clairs et partagés. Pour être efficace, pour rompre avec le fatalisme de la pauvreté et la défiance vis à vis des politiques sociales, je suis convaincu qu’il faut s’appuyer sur les consensus scientifiques et faire confiance aux acteurs. C’est le sens de la concertation qui s’ouvre, avec une ambition inédite : concevoir de nouvelles politiques de prévention et de lutte contre la pauvreté avec les acteurs qui seront mobilisés pour les conduire.