Autour de la table, deux mamans, deux jeunes filles pas encore capables de se projeter dans la maternité et une femme qui « y pense ». Leur point commun ? Elles sont aveugles ou malvoyantes. Elles se retrouvent ce jeudi après-midi dans un centre de formation professionnelle pour jeunes aveugles pour discuter vie intime et parentalité avec deux intervenantes, Edith Thoueille, qui a monté le premier service Service de guidance périnatale et parentale des personnes en situation de handicap (SAPPH) à l’Institut de Puériculture de Paris et Nathalie Gam, sage-femme libérale.
Edith Thoueille connaît bien Mathilda*, maman d’une petite fille de deux ans et Valérie*, mère de deux filles de 8 et 10 ans. Les deux femmes ont bénéficié de l’accompagnement du SAPPH qu’elle a contribué à fonder.
Pour les trois autres personnes présentes, Rebecca*, 18 ans, Yasmine*, 20 ans et Katya*, 37 ans, moins familiarisées avec la maternité et donc peu au fait des activités du SAPPH, Edith Thoueille en fait une brève présentation : « Nous accueillons les couples de la période préconceptionnelle jusqu’aux 7 ans de l’enfant. Il y a des entretiens avec une sage-femme et un psychologue, une éventuelle orientation vers un réseau de praticiens. Nous proposons une puériculture adaptée au handicap de la mère (comment donner un biberon ou changer un bébé quand on est aveugle?), nous expliquons l’éveil du tout petit, son développement psychomoteur. Nous aidons les parents à jouer avec leur enfant, nous les accompagnons pour les achats de cadeaux de noël, nous préparons la rentrée au CP. Le service propose aussi des groupes de parole. »
Gynécologie, PMA, conseil génétique
Elle fait une pause et interroge: « Mais avant d’être parents, qu’est-ce qu’il y a ? » La sexualité, évidemment. Nathalie Gam, la sage-femme, veut savoir si elles ont des questions, des attentes particulières. Valérie vérifie que la première mammographie a bien lieu à 50 ans. Yasmine confie qu’elle est déjà allée chez un gynécologue, sa dernière visite remonte à six mois. Rebecca, la plus jeune, n’a jamais consulté. « Vous savez que lors de la première consultation, vous avez le droit de demander à ne pas être examinée, l’informe Nathalie Gam. Il faut toujours dire ce que vous souhaitez ou pas. » « Du fait de votre handicap, vous avez le droit de toucher le matériel, le bruit peut faire peur », précise Edith. Valérie explique qu’elle aimerait un autre enfant mais à 45 ans, elle sait que cela risque d’être compliqué. Les deux plus jeunes ignorent ce qu’est une FIV. Est-ce légal en France ? « Oui », confirme Nathalie. Mais pour Valérie, c’est trop tard.
La conversation glisse sur le conseil génétique, qui permet de savoir si le handicap de la personne est transmissible à ses futurs enfants. Rebecca y a eu recours et elle sait que sa pathologie n’est pas héréditaire. « On doit respecter le fait que des parents acceptent l’idée que leur enfant naisse avec un handicap, estime Edith Thoueille. Eux mêmes se considèrent comme heureux avec leur propre handicap. Mai le conseil génétique est important pour se préparer en amont. Quand le dépistage est réalisé de façon précoce, on peut mieux prendre en charge le bébé à la naissance. » Elle leur apprend qu’il y a aussi des bassins de vie plus à risque que d’autres en raison notamment d’anciennes traditions de consanguinité, « quand on se mariait entre cousins pour éviter la dispersion des terres. » Katya, 37 ans, pas encore maman, confie son désir d’enfant. Son conjoint est également malvoyant. Elle souhaite prendre rendez-vous au SAPPH. « Pas de souci, la rassure Edith Thoueille, nous avons l’habitude de recevoir des couples avec les deux conjoints porteurs de handicap. »
Aveugles ou pas, les mêmes besoins d’information pour bien accompagner son enfant
La conversation glisse vers la parentalité. Mathilda confie sa grande fatigue avec sa fille de deux ans. Elle interroge : « y-a-t-il un âge où l’enfant ment délibérément ? » « Vous en êtes loin, répond Edith. Là vous êtes dans la phase symbolique quand l’enfant prend conscience de son pouvoir de raconter des histoires. Le vrai mensonge c’est vers six ans. Vous êtes surtout dans la période du « non ». Il ne faut pas lâcher, il faut donner un cadre. Mais ne pas mettre au coin, c’est humiliant. En revanche, isoler l’enfant momentanément, oui. Nicole Guedeney dit que la punition c’est une minute par année d’âge. Vous voyez, deux ans, deux minutes, ce n’est pas si terrible ! » Mathilda dit qu’elle a du mal à faire comprendre l’interdit à sa petite. « Mais j’ai appris à formuler mes demandes de façon positive et ça va mieux. Ce n’est pas simple. Il faut choisir son vocabulaire, rester ferme, zen. » « En agissant comme ça, vous en faites un enfant secure » la rassure Edith qui l’a posé d’entrée de jeu : elle est « attachementiste ». Elle propose un rapide résumé de la théorie de l’attachement qui a mis si longtemps à convaincre la France. Elle explique que l’attachement est un processus irréversible, « actif du berceau à la tombe ». « On a un attachement secure quand on a obtenu des réponses à nos besoins. Un des principes qui en découle est qu’on ne laisse pas pleurer un bébé. Quand une maman ne répond pas aux besoins de son enfant, quand elle n’arrive pas à décoder ses pleurs, l’enfant peut développer un modèle interne d’attachement insecure. On voit alors des enfants qui pleurent ans arrêt ou sont en retrait. C’est le cas par exemple avec des mamans très déprimées. » Elle cite la pédiatre hongroise Emmi Pikler et explique que « laisser pleure un bébé sans lui parler, c’est problématique ».
Mathilda profite pleinement de cette séance de conseils personnalisés. « Mais à quel âge un enfant fait des caprices ? » « Ont-ils la capacité à six mois de fomenter un complot ? Interroge Edith Thoueille. Non. » Et un enfant qui ne veut pas dormi et hurle ? On lui parle, on l’apaise, sans forcément le sortir de son lit. Mathilda reconnaît qu’au départ elle n’était pas forcément dans la verbalisation. Yasmine, elle, dit que sa mère ne procédait pas du tout comme ça. « Elle ne nous prenait pas dans les bras, elle disait que sinon l’enfant s’habitue ». Edith secoue doucement la tête en souriant.
Mères malvoyantes : elles ont perdu la vision, pas le regard
Mathilda raconte ce que vivent des milliers de mères : l’isolement, le duo étouffant avec le bébé, la culpabilité liée à l’ambivalence des sentiments. « Avant d’accoucher j’avais peur d’être trop vite coupée de mon bébé. Je me disais que deux mois et demi de congé c’est trop court. Finalement j’ai dû rester à la maison. Au bout de quatre mois j’aurais aimé faire autre chose. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. J’avais ce que je voulais, mon bébé et là, j’en avais marre. Le jour où elle est allée en crèche, ça a été le bonheur. Pourtant, j’aime ma fille ! » Ce dont personne ne doute autour de la table. Elle explique aussi qu’elle doit poser des limites avec sa famille qui a tendance à vouloir faire les choses à sa place. « On le voit aussi avec les TISF (Technicienne de l’intervention sociale et familiale ) qui préfèrent s’occuper du bébé plutôt que du linge, confirme Edith. Avec les femmes en situation de handicap il peut vite y avoir une forme de blâme social qui s’exprime ou pas. Chacun s’érige en surmoi maternel. La situation suscite une inquiétante étrangeté pour la personne non handicapée. » Elle précise que l’objectif du SAPPH est de sensibiliser aux besoins fondamentaux du bébé et d’apprendre des techniques de base mais qu’il ne s’agit pas de techniques « standardisées ». Elle estime aussi que ces mères ont « perdu la vision mais pas le regard ». Elle évoque ainsi cette maman capable de « modeler avec de la pâte le moindre pli de la cuisse de son bébé ».
A l’issue de la séance Edith Thoueille et Nathalie Gam formulent quelques rappels sur la contraception, l’IVG et sur la notion de consentement. « On ne peut pas vous imposer un rapport, martèle Edith. Je le dis car il y a beaucoup de femmes porteuses de handicap qui se laissent influencées par des hommes valides qui les dévalorisent. Il existe une population d’hommes qui sont particulièrement attirés par ces femmes. Je le dis pour vous protéger. Vous êtes plus vulnérables que d’autres.»
Avant de partir Mathilda a encore une question. Autant profiter jusqu’au bout de la présence des deux professionnelles. « J’ai des angoisses par rapport à une deuxième grossesse. J’ai un problème de hanche. Me fera-t-on accoucher par voie basse ou par césarienne ? » Nathalie Gam lui suggère d’en discuter au cours d’une visite pré-conceptionnelle. Formidable outil totalement sous-utilisé. Seuls 10% des couples y ont recours. Les échanges ont été riches. Chacune repart avec quelques informations concrètes adaptées à sa situation personnelle. Le chien de Mathilda, fidèle partenaire, n’a pas bronché pendant ces deux heures de discussion entre femmes.
*Les prénoms ont été modifiés