Et que les enfants de migrants, un jour se sentent Allemands
Date
24 février, 2016
Catégorie
Enfance
Auteur
Gwénaëlle Deboutte
Photo/Illustration
Gwénaëlle Deboutte

Sur le million de réfugiés parvenus en Allemagne en 2015, 300.000 sont des enfants. Offrir un toit ne suffit pas. L’urgence réside aussi dans l’accompagnement psychique et éducatif de ces jeunes arrivants. Et la question de leur intégration est un enjeu majeur pour un pays qui longtemps n’a pas voulu voir qu’il était, lui aussi, une terre d’immigration.

Au centre de la salle au sol recouvert de moquette, une dizaine d’enfants gravitent calmement autour de deux petites tables. Entourés d’un parent et de quelques bénévoles, ils dessinent avant d’espérer pouvoir accrocher leur œuvre sur les murs où sont déjà épinglés quelques papiers. On pourrait se croire dans n’importe quelle école. Mais l’endroit est sommaire, les jeux et crayons de couleur proviennent de généreux donateurs. Nous sommes en réalité dans l’un des centres d’hébergement d’urgence de la capitale allemande, où sont logés près de mille demandeurs d’asile venus de Syrie, d’Afghanistan ou des Balkans. Comme tous les enfants du monde, Ali, un grand sourire aux lèvres, s’approche de mon appareil photo, appuie maladroitement sur le bouton pour déclencher la photo, avant de se faire rappeler à l’ordre par une assistante. Arrivé depuis peu de Syrie, il ne sait dire que bonjour (« Hallo »), au revoir (« Tschüss) et merci (« Danke »). Mais il compte bien apprendre. A quelques mètres de là, le centre d’hébergement vient en effet d’ouvrir des salles de classe. Animées soit par des bénévoles, soit par des enseignants professionnels, on les appelle des Willkommensklasse. Ces classes de bienvenue se déroulent également dans les écoles classiques, où les enfants apprennent la langue avant d’intégrer le système scolaire.

« Je m’appelle Rama, j’ai dix ans, je viens de Syrie »

Au centre d’hébergement, les cours commencent à 8 heures et même les horaires du réfectoire ont été adaptés pour que les écoliers puissent être ponctuels. Ce jour-là, une vingtaine d’enfants apprennent l’alphabet et à saluer… « Je m’appelle Rama, j’ai 10 ans, je viens de Syrie », s’essaie l’une des jeunes participantes, dans un allemand hésitant. Ses parents estiment qu’ils ont eu de la chance d’atterrir dans l’ancienne mairie de ce quartier tranquille de Berlin. Outre les endroits réservés aux enfants, le lieu fournit également une laverie, un centre médical et même un coiffeur. Eux logent à quatre dans une petite pièce de 10 m2, sur deux lits superposés. C’est toujours mieux que les grandes halles de l’ancien aéroport Tempelhof de Berlin ou celles du stade mis en sommeil pour quelques mois. Là, des lits de camp non utilisés forment des séparations, tentant de donner un semblant d’intimité aux résidents. Pourtant, personne ne s’en plaint, surtout après avoir connu les dangers et la précarité lors du voyage qui les a menés du Proche-Orient vers l’Europe.

Mais si les conditions d’hygiène sont bonnes, les enfants s’ennuient, comme l’explique Mohamad*, accompagné de son fils de six ans Ahmad*. Mohamad vient d’Irak et a cette particularité assez rare de parler l’allemand car il a travaillé pour la filiale d’un groupe allemand dans son pays d’origine. Avec son regard taquin, son fils ne parle que l’arabe. Voilà plusieurs semaines qu’ils sont hébergés ici et espèrent bientôt trouver mieux. « Les enfants n’ont rien à faire, ils tournent en rond dans les halles, s’amusent comme ils peuvent », ajoute Mohamad.

 

L’Unicef, pour la première fois sur le sol d’un pays développé

« Les conditions d’accueil des enfants sont pour l’heure très différentes d’un centre à l’autre », confirme en effet Rudolf Schwenk, coordinateur pour l’Unicef. L’association de protection des femmes et des enfants a été appelée fin novembre 2015 par le gouvernement allemand pour l’aider à améliorer l’accueil des plus jeunes. C’est la première fois que l’Unicef intervient dans un pays dit développé. Il faut dire que les besoins sont énormes : parmi le million de réfugiés arrivés en 2015, 300 000 sont des enfants. Et sur les premières semaines de 2016, 2000 à 3000 personnes continuent de franchir la frontière chaque jour. La mission de Rudolf Schwenk et de son équipe consiste notamment à former les acteurs aux besoins spécifiques des enfants réfugiés. Maintenant que les conditions de survie sont rétablies (avoir un toit, être en sécurité, manger et dormir), l’association espère aussi installer dans les principaux centres d’hébergement des salles de jeux où les enfants pourront s’occuper et où des psychologues ou des éducateurs seront à leur écoute. Beaucoup d’entre eux ont vécu des traumatismes, que ce soit pendant la guerre ou durant l’exode. Or, leur offrir la possibilité de jouer ou de dessiner, c’est déjà leur permettre d’exorciser certaines images. Même si cela n’a jamais réellement été étudié scientifiquement, l’ONG estime en revanche que chez des enfants livrés à eux-mêmes pendant des mois, le risque est de voir apparaître de l’agressivité, de la frustration ou au contraire du désespoir et de l‘apathie.

Des écoliers pas tout à fait comme les autres

Il est donc urgent de rétablir une normalité dans leur quotidien. C’est pourquoi de nombreuses crèches et écoles allemandes ont accepté de prendre en charge ces nouveaux arrivants. Le groupe scolaire Sausewind à Potsdam, en périphérie de Berlin, en fait partie. L’établissement qui compte une crèche, une école et une garderie accueille dix enfants de 4 à 9 ans, venus de Tchétchénie, d’Afghanistan et de Syrie. Les plus anciens sont là depuis 2013, tandis que d’autres sont arrivés en décembre. « Bien sûr, nous avons l’habitude d’accueillir des familles étrangères, résume Annegret Pannhausen, la responsable de la garderie. Mais avec les familles réfugiées, il y a quelques particularités. C’est pourquoi nous avons sollicité l’aide d’organisations pour nous soutenir dans notre formation. Une puéricultrice syrienne viendra aussi en renfort ». Le premier obstacle reste bien sûr la barrière de la langue. En attendant que les parents maîtrisent les rudiments, la communication se fait par les gestes, par quelques mots simples et via des interprètes quand la conversation doit être approfondie. Par ailleurs, certains écoliers sont encore logés dans des conditions précaires, dans des foyers par exemple. Enfin, les puériculteurs ne connaissent pas toujours l’ensemble de leur vécu, souvent lourd. Autant d’éléments qui peuvent expliquer des zones de frottement. « Au début, nous avons eu des difficultés avec certaines familles, se souvient Pannhausen. Elles ne connaissaient pas les règles de l’établissement, venaient chercher les enfants en retard, ne participaient pas aux réunions parentales. Alors, nous avons organisé un rendez-vous agréable avec une traductrice pour discuter de tout cela. Lors de la rencontre parentale suivante, les trois mamans étaient présentes et j’étais vraiment ravie d’avoir réussi à les intégrer ».

Ces immigrés qui ne devaient pas rester

Ce souci d’intégrer l’autre, aujourd’hui crucial pour l’Allemagne, est une préoccupation assez récente. Entre les années 60 et les années 90, les immigrés étaient vus comme des « travailleurs invités ». Personne n’avait réellement pris soin de les intégrer, ni même de leur donner des cours d’allemand, puisqu’on était alors persuadés qu’ils allaient repartir, tout comme leurs descendants. Les communautés co-existaient, selon les principes du multiculturalisme (le Multikulti en allemand) et il n’est pas rare aujourd’hui de rencontrer un Turc de plus de 60 ans ayant fait toute sa vie et sa carrière en Allemagne, sans maîtriser la langue. Ce défaut d’intégration a eu des répercussions sur les deuxième et troisième générations, avec un déterminisme social et ethnique dans le parcours scolaire toujours marqué, comme le regrette Eren, un jeune Turc de 18 ans qui a le sentiment d’avoir été poussé vers la filière professionnelle du fait de ses origines (sur le sujet la France se heurte au même constat, le modèle de l’assimilation n’a pas conduit à un système scolaire plus égalitaire). La situation a commencé à changer au tournant des années 2000 quand le pays a pris conscience qu’il était bien un pays d’immigration et qu’il fallait penser l’intégration. L’accent a alors été mis sur l’apprentissage de la langue dès le plus jeune âge. Les enfants de familles où aucun des deux parents ne parlent l’allemand sont particulièrement ciblés. Et pour les enfants des réfugiés, aujourd’hui, la priorité est bien celle-là : maîtriser la langue.

Le choix d’une société multiculturelle

Avec ce nouveau regard porté sur l’intégration depuis dix ans, la philosophie générale est néanmoins restée celle d’une société multiculturelle. Rien à voir, sur le papier, avec le modèle assimilationniste à la française. « Le rapport aux particularismes culturels est très différent en Allemagne et en France, analyse Claire Demesmay, responsable du programme franco-allemand à l’Institut allemand de politique étrangère (DGAP) à Berlin. Et la définition de l’intégration l’est aussi ». Dans l’Hexagone, cette intégration se fait par la citoyenneté, l’adhésion aux valeurs de la République et sous-entend que tous les citoyens sont égaux. En Allemagne, étant donné que l’acquisition de la nationalité était jusqu’ici plus difficile (pas de droit du sol pendant longtemps), l’intégration passe davantage par des facteurs tangibles que sont la maîtrise de la langue ou l’obtention d’un travail. Et beaucoup moins par les symboles. « Ainsi, une femme qui porte le voile en France pourra être considérée comme non-intégrée alors qu’en Allemagne, cette même femme qui porte le voile sera considérée comme intégrée dès lors qu’elle travaille», poursuit Claire Demesmay.

Accueillir les nouveaux immigrants, les parents comme les enfants

Une conception des rapports interculturels « ouverte » ( ou  « relativiste »  et trop accommodante selon les points de vue ), que partage en tous cas Annegret Pannhausen, la directrice de la garderie, et qu’elle met en pratique dans l’accueil des réfugiés, avec douceur et passion. « Mettre les familles en confiance, cela passe par une acceptation de leur identité. Nous respectons les interdits alimentaires, nous cherchons à en savoir plus sur leur culture, sur leurs fêtes, sur ce que vivent les enfants dans leur famille, détaille-t-elle. C’est une sorte de donnant-donnant : en montrant que l’on respecte l’autre, l’autre nous respecte plus facilement ». Résultat, l’établissement connaît peu de tensions en lien avec des questions culturelles, tous les parents et les enfants se joignent volontiers aux fêtes comme Noël ou le carnaval. « Mais si un enfant ne le souhaitait pas, nous respecterions aussi son choix », souligne-t-elle. Bien sûr, Pannhausen a connu quelques désagréments. Et de citer le cas d’un papa turc qui refusait de saluer les puéricultrices, au motif qu’elles étaient des femmes. En allant à sa rencontre, en faisant passer des messages via ses enfants, elle a fini par le convaincre.

Après le choc de Cologne

Face à une situation limite, tout le monde ne cherchera pas forcément le dialogue et le compromis. Le « Multikulti » ne fait d’ailleurs plus l’objet d’un consensus absolu en Allemagne. Certains courants (celui de la Leitkultur) défendent un modèle à la française selon lequel les étrangers doivent se conformer à la culture dominante. En 2010, Angela Merkel a ainsi assuré que le credo multiculturaliste allemand, -« Nous vivons côte à côte et nous nous en réjouissons »- « avait échoué, totalement échoué ». Mais cette prise de position inattendue a pu être analysée à l’époque comme étant purement électoraliste.

Et puis, évidemment, il y a eu Cologne (entre autres villes) et les agressions de centaines de femmes lors du Nouvel An. Le pays a brutalement découvert que l’Autre venu d’ailleurs porte parfois une conception particulière des normes sociales et des rapports entre les sexes. « Je pense que l’Allemagne a vraiment pris conscience qu’elle possède aussi des valeurs qui ne sont pas négociables, comme l’égalité homme-femme ou la place des femmes », interprète Claire Demesmay. Annagret Panhausen estime de son côté qu’il est important de transmettre ces valeurs aux enfants, et notamment aux enfants de migrants. Du côté de leurs parents, des cours d’intégration sont déjà proposés pour leur permettre d’appréhender les règles de la société allemande, mais pour le moment sur des sujets moins « sensibles » : comprendre par exemple comment fonctionnent le marché du travail ou le système scolaire.

Il est difficile de pronostiquer quel sera l’impact des événements de Cologne sur l’ensemble de la politique d’immigration et d’intégration. Ce qui est certain en revanche, c’est que l’Allemagne ne veut pas commettre avec les enfants qui arrivent aujourd’hui sur son territoire les erreurs du passé avec la population turque, à savoir un défaut de transmission, de la langue et des valeurs communes. Le pays ne veut pas non plus basculer dans une assimilation -ni une ghettoisation- à la française. Avec cette marge de manoeuvre étroite, l’objectif, indéniablement, c’est que les enfants de migrants se sentent un jour allemands.