A Lille trois établissements d’accueil du jeune enfant expérimentent un programme d’intervention précoce basé sur l’observation fine du développement de l’enfant. Un essaimage est prévu pour septembre, avec le soutien de l’Agence Nouvelle des Solidarités Actives. La ville avait déjà été pionnière dans l’essaimage du programme PARLER Bambin. L’objectif est de compenser l’insuffisance de stimulations dont pâtissent certains enfants au sein de leur milieu familial.
Depuis 2015, deux établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) et près d’une vingtaine d’assistantes maternelles de Lille pratiquent une observation fine de l’enfant pour lui proposer des activités qui correspondent parfaitement à son stade de développement, aux habiletés, et aux envies, qui sont les siennes. Ces professionnels expérimentent le programme québécois « Jeux d’enfant », lui-même une émanation du dispositif américain Abecedarian. Lors de la mise au point du programme initial dans les années 70, comme l’indique le site « Jeux d’enfants », les chercheurs américains tentaient de répondre à la question suivante : « Est-ce qu’il est possible de prévenir ou de réduire de façon significative les carences de développement que présentent les enfants à haut risque en effectuant auprès d’eux des interventions éducatives systématiques et de grande qualité, dès la naissance et jusqu’à l’entrée à la maternelle? »
S’appuyer sur les repères développementaux tout en respectant le rythme de l’enfant
Abecedarian, et ses résultats sur le développement cognitif, social, affectif et physique des enfants, constitue l’une des interventions précoces les plus évaluées et donc les plus documentées. Son dérivé québécois, « Jeux d’enfants » repose à la fois sur des grands principes basiques et sur la connaissance très approfondie de repères développementaux précis. La philosophie du programme insiste sur l’individualisation de la démarche (partir de l’enfant), l’intégration des jeux aux soins quotidiens, la manifestation du plaisir éprouvé par l’adulte dans ces activités, le respect du rythme de l’enfant (ne pas le presser), la valorisation de ce qu’il sait faire, la stimulation et non la correction. Le langage est au cœur de la démarche puisque les adultes doivent consigner leurs observations, encourager l’enfant, mettre en mots ce qui se passe pendant les échanges avec lui. Il s’agit de regarder, raconter et dire. Les fiches proposées aux professionnels formés attribuent une activité spécifique à chaque repère de développement.
Par exemple, pour les 0-12 mois, lorsque l’enfant passe un vêtement au-dessus de son visage, il est fait référence à l’activité 9, le jeu du coucou. S’il tourne la tête quand la cuillère tombe de la table, alors il est fin prêt pour le « parti-retrouvé ». Près de 200 activités différentes (par activité on entend parfois une simple action « présenter une personne étrangère à l’enfant » ou un jeu en tant que tel).
Un programme conçu initialement pour des visites à domicile
Le programme a été initialement conçu pour des expérimentations en milieu familial. Les intervenants formés étaient censés transmettre ces connaissances et ces pratiques aux parents. L’appropriation française de « Jeux d’enfants » innove en expérimentant le dispositif au sein d’établissements d’accueil du jeune enfant. Lille n’en est pas à son coup d’essai puisque la ville a été une des premières à expérimenter le programme de stimulation langagière « Parler Bambin ». «Jeux d’enfants, qui vise l’ensemble des sphères du développement, s’inscrit en cohérence avec Parler Bambin, précise Claude Haubold, directeur petite enfance à la mairie de Lille. Il a semblé logique à nos élus de poursuivre avec ce dispositif après l’implantation de Parler Bambin». Deux structures municipales, une petite de 15 places située en quartier politique de la ville et une de taille moyenne en centre ville, ainsi qu’une association gérant un relais d’assistantes maternelles ont été sollicitées pour tester le programme, tester notamment sa possible transposition en accueil collectif. Car l’objectif est bien, à terme, d’étendre le dispositif à l’ensemble des structures municipales ainsi qu’aux crèches associatives qui le souhaiteraient. « Tous les enfants doivent pouvoir en bénéficier, pose Valérie Fauvarque, coordinatrice de la petite enfance. On ne fait pas de distinction en termes de milieux. »
Le lien entre milieu socio-économique et retard de développement : l’éternel débat
« Pas de distinction en terme de milieux ». Pourtant, ces interventions précoces ont bien pour objectif de compenser le manque de stimulations dont pâtissent certains enfants dans leur environnement familial. Et la littérature met clairement en évidence que les carences éducatives sont assez fortement corrélées à des facteurs économiques et sociaux (voir à ce sujet nos récents articles : “agir efficacement dès la petite enfance“, “soutenir la parentalité contre les inégalités sociales de santé“, “les pratiques parentales dans la cohorte Elfe“, “Comment l’environnement impacte l’intelligence de l’enfant“, “soutenir très tôt, intensément, les parents vulnérables” … ). C’est bien parce que les difficultés sociales apparaissent comme un frein au développement des enfants que des politiques d’égalité des chances visant à compenser ces handicaps psycho-sociaux sont mises en place. Claude Haubold en convient mais souhaite nuancer ces liens de causalité. « Bien sûr, sur le plan conceptuel, c’est juste. Mais notre réalité lilloise montre qu’il faut être prudent. Les difficultés éducatives ne sont pas uniquement liées à la notion de défaveur sociale et il peut donc être stigmatisant de le poser ainsi». Nous n’avons de cesse, sur GYNGER, de nous interroger sur la façon dont la légitime crainte de la stigmatisation de certains publics, mais aussi, souvent, le refus de prendre en compte la notion de facteurs de risque, peuvent amener à édulcorer voire nier une réalité, celle de la reproduction des inégalités. « Nous sommes d’accord sur l’approche théorique, assure Claude Haubold, certaines familles ont davantage besoin d’être soutenues que d’autres. Mais il faut se garder d’être trop réducteur. C’est une question de curseur. »
Valérie Fauvarque complète : « Cette approche s’inscrit bien dans une démarche d’égalité des chances. Mais en proposant le programme à tout le monde, on évite la stigmatisation des plus fragiles. Nous savons aussi que des interventions du quotidien bénéficient à tous, et encore plus à ceux qui en ont le plus besoin. L’idée est pour nous de rendre accessible le dispositif à tous les enfants et d’affiner ensuite selon les constats.»
Un projet diversement accueilli au départ, qui a fini par convaincre
La présentation du projet n’a pas rencontré partout le même accueil. D’abord parce que les professionnels sollicités ont pu avoir le sentiment de ne rien apprendre. « Mais tout ça, on le fait déjà ! ». Or, « c’est en se mettant dans la pratique qu’on réalise qu’on n’observe plus de la même façon », assure Valérie Fauvarque. « Il y a un changement de posture ». D’autres ont pu craindre que « Jeux d’enfants » ne vienne heurter l’approche Pikler Loczy pratiquée dans certaines structures. « Il a fallu expliquer et les convaincre d’au moins expérimenter. Au bout de 2 ans, ces professionnelles en conviennent : ça ne vient pas à la place d’autres pédagogies, ça vient en complément, c’est du plus pour l’enfant. Elles ont compris qu’il ne s’agit en aucun cas de sur stimulation mais d’observation fine de ce que l’enfant sait faire pour s’appuyer sur de nouveaux bourgeons de développement. »
Les 17 assistantes maternelles formées se sont de leur côté montrées dès le départ réceptives et en demande. Elles ont pris cette formation supplémentaire sur le développement et l’observation comme un réel atout. « Elles sont très satisfaites, assure Valérie Fauvarque, ces nouvelles compétences ont beaucoup d’incidences sur le comportement de l’enfant. »
La municipalité est épaulée dans la préparation de l’essaimage (envisagé pour septembre) par l’Agence Nouvelle des Solidarités actives (Ansa). L’enjeu est désormais de former les formateurs pour ne plus dépendre des équipes québécoises. Après ces deux premières années passées à expérimenter le programme au sein des EAJE et chez des assistantes maternelles, le volet « partenariat avec les parents » démarre à son tour. Les parents sont les premiers éducateurs de leur enfant et sont donc les mieux placés pour l’observer. L’idée est de les inciter à appliquer la même méthode chez eux. Des ateliers au sein des structures seront proposés aux familles. Dans la halte-garderie municipale située dans un quartier politique de la ville, où 80% des parents perçoivent des aides sociales et où de nombreux pères et mères ont des difficultés d’apprentissage de lecture ou se heurtent à la barrière de la langue, les familles seront dans un premier temps informées par de l’affichage et une distribution de plaquettes expliquant en images les jeux proposés. « Il s’agit d’une accroche, d’une première étape, précise Claude Haubold. Cette introduction est nécessaire pour susciter des questions chez les parent. Dans la structure située en centre ville, nous pensons qu’une simple verbalisation suffira pour faire naître l’intérêt des familles. Nous nous adaptons aux réalités de terrain car il ne s’agit pas de plaquer une méthode toute faite. Les professionnels doivent toujours pouvoir s’approprier une expérimentation.» Un principe essentiel pour un essaimage réussi.