Sylviane Giampino doit présenter aujourd’hui à François Baroin, président de l’Association des Maires de France le rapport qu’elle a remis le 9 mai dernier à Laurence Rossignol sur le développement du jeune enfant et les modes d’accueil.
Cette somme de plus de 200 pages qui se décline sur 108 préconisations, rédigées après une centaine d’auditions d’experts et de professionnels, n’a pas pour objectif de proposer un référentiel de pratiques mais de servir de guide aux acteurs de terrain. Le document se veut une synthèse de l’état des connaissances mais aussi un outil concret permettant de changer les pratiques sur le terrain ou en tous cas de les soumettre à la réflexion. Il peut se lire à (au moins) deux niveaux. Le premier niveau, qui était très attendu, expose des considérations sur le développement de l’enfant, l’éveil et l’éducation, un rappel des concepts et théories de référence (en France), un état des lieux de la formation des professionnels, et sur ces différents sujets le rapport formule des propositions. C’est ce que nous développons ci-dessous.
Le second niveau de lecture, qui se dessine plus en creux, est tout aussi passionnant: il s’agit des réponses apportées par la mission sur des thèmes toujours controversés (et plus politiques) en matière de petite enfance, la prévention précoce par exemple, ainsi que son corollaire, l’accompagnement à la parentalité, ou encore la prise en compte de la diversité culturelle. Ces questions font l’objet d’une attention soutenue dans la plupart des pays de l’OCDE, et d’un traitement très variable d’un pays à l’autre. Elles sont nourries par des marqueurs idéologiques forts. La mission présidée par Sylviane Giampino prend fermement position et maintient les orientations théoriques qui se sont dessinées depuis plus de dix ans dans les champs socio-éducatifs à l’occasion de virulents débats. Nous en proposons une analyse dans un article complémentaire.
Repartir de l’enfant
C’est peut-être étonnant mais il était visiblement nécessaire de repartir de l’enfant pour repenser son accueil. Comme si ce tout petit et ses besoins, ces dernières années, avaient un peu été perdus de vue. Le rapport pose quelques grands principes (12 au total) dont le fait que le développement du jeune enfant procède non pas de façon linéaire ou par paliers mais par vagues (des acquisitions se perdent puis reviennent), que le bébé naît dépendant mais pas impuissant, que les parents constituent le port d’attache de l’enfant avant trois ans et qu’il est donc capital de travailler avec eux. Cinq dimensions de développement ont été mises en exergue, qui doivent être reconnues comme « prioritaires » par les modes d’accueil et doivent conditionner l’organisation et la formation. Ces cinq bases sont :
- Se sécuriser / construire sa confiance de base
- Prendre soin de soi/De la puériculture à l’autonomie
- Se repérer dans les relations, s’identifier/Le soi et l’autre
- Se déployer/l’enfant apprenant ludique (corps, jeu, apprentissage)
- Se socialiser/apprivoiser le langage, des codes, des valeurs (cultures, l’art, l’interculturel)
Pas trop d’éducatif, pas trop de stimulation cognitive
La mission insiste sur la vitalité découvreuse du bébé, sa curiosité, ce qu’en langage savant on nomme « pulsion épistémophilique ». Les tout-petits ont besoin de partir à l’assaut du monde, d’expérimenter. Un environnement trop sécurisé, des adultes trop inquiets, des interdits trop nombreux risquent de le brider. Or en France les normes de sécurité sont plutôt très contraignantes, ce qui ne favorise pas une éducation au risque. D’autres sujets ont suscité un parti pris assumé de la mission. Elle rejette ainsi ce qu’elle considère comme une tendance au tout éducatif. « Tout au plus peut-on parler de prime éducation ». Le rapport marque clairement sa distance avec les références théoriques et les pratiques recommandées par l’Institut Petite Enfance de Boris Cyrulnik qui plaide au contraire pour des modes d’accueil à haute teneur éducative.
Après avoir alerté sur ce tropisme éducatif, le rapport met en garde contre une autre tendance : celle de la stimulation, et notamment de la stimulation cognitive. « Quand bien même les acquisitions cognitives accéléreraient certaines acquisitions formelles (couleurs, signes, mots), ceci rend-il l’enfant plus intelligent et épanoui à long terme ? ». La question n’est pas que philosophique. Elle est centrale. De nombreuses études ont montré, par exemple, que les différences de langage (nombre de mots connus, capacités syntaxiques) apparaissent très tôt, sont fortement corrélées à l’origine sociale et très prédictrices de la réussite scolaire. Il est donc important en effet de se poser la question de la stimulation cognitive précoce. La rapport y reviendra. Nous aussi.
La psychanalyse comme cadre conceptuel
La plupart des références françaises du champ socio-éducatif (et de la pédopsychiatrie) sont psychanalytiques, les figures tutélaires demeurent des psychanalystes, les organismes de formation se revendiquent pour la plupart de ce courant théorique. Certains (responsables de structures, formateurs ou jeunes diplômés), comme nous l’avions indiqué dans un précédent article, remettent en cause ce qu’ils considèrent comme une exception française, une hégémonie durable et dommageable. La mission réaffirme néanmoins cet ancrage psychanalytique en citant les grandes figures : Spitz, Lacan, Winnicott, Lébovici, Dolto etc. Elle inclut la théorie de l’attachement de Bowlby (psychanalyste mais longtemps marginalisé par ses pairs) en la reformulant pour sortir de la vision réductrice et datée de la mère unique figure d’attachement. Le rapport prend soin de faire référence aux notions neuroscientifiques, pour rappeler qu’elles n’invalident en rien les apports de l’observation clinique et pour les restituer à travers un prisme psychanalytique. P13, évoquant la plasticité cérébrale : « Dans le développement de l’enfant, la construction de l’extérieur précède celle du monde intérieur. C’est à partir du lien à l’autre que se dessine le soi. » P48 : « Grâce aux technologies qui les ont dopées (l’échographie, l’IRM, l’informatique…), les recherches confirment les intuitions et les observations cliniques de ces trente dernières années ». Bernard Golse, chef du service de pedopsychiatrie de l’hôpital Necker, psychanalyste, est cité à l’appui de cette assertion : «la donne génétique de l’enfant subira les inclinaisons de l’épigénèse notamment du fait de l’étonnante plasticité cérébrale qui est une caractéristique de l’espèce humaine. Ceci ne légitime en rien la stimulation seulement quantitative des interactions précoces mais souligne, en revanche, l’importance de la qualité des soins apportés aux bébés qui doivent impérativement se dérouler en atmosphère de plaisir partagé ».
Des identités professionnelles plurielles mais une base commune
La mission appelle à consolider l’identité professionnelle et à constituer une base commune aux formations de l’ensemble des professionnels de la petite enfance. Pour ce faire, Sylviane Giampino propose un texte cadre au niveau national dépassant les logiques métier et la diversité des acteurs.
La mission préconise de maintenir la formation d’auxiliaire de puériculture en première ligne. Mais tout en renforçant le volet « éveil et socialisation » qui laisse beaucoup à désirer, si l’on en croit les responsables de crèches. Le versant éducatif est assuré par les EJE. Le CAP petite enfance est en pleine refonte et pourrait trouver une nouvelle dénomination : « assistant d’accueil de la petite enfance ». Le rapport maintient la pertinence de la présence d’une puéricultrice en EAJE et pose la variété des diplômes et formations comme une richesse plutôt que comme un frein. Il propose de renforcer la professionnalisation des assistants maternels et pointe les limites du système actuel : la grande variabilité des critères et des exigences d’un département à l’autre, exigences qui peuvent être revues à la baisse là où le marché est très tendu et les besoins en solution de garde importants. Le rapport Giampino suggère aussi d’instaurer un « tiers dans la contractualisation et les relations employeur/employé ».
Redonner toute leur place aux parents
Le rapport consacre une longue partie à la place accordée aux parents par les professionnels. Il rappelle qu’accueillir un enfant ne peut se faire sans accueillir dans le même temps sa famille, et ce dans une « ascèse de non-jugement ». « Le-la professionnel-le ne se substitue pas aux parents, il-elle les relaie ». Le rapport préconise d’organiser cet accueil des parents au sein des structures et invite à distinguer les temps de transmission des informations des temps de discussion. Il est aussi proposé de généraliser la place des parents dans les instances décisionnelles : conseils de crèches, conseils d’administration des associations et des crèches privées. L’accompagnement à la parentalité met en jeu des postures et des normes, le sujet est éminemment politique et recouvre des acceptions très éloignées les unes des autres. La mission Giampino exprime clairement celle qui a sa préférence (lire notre article complémentaire).
Le rapport est aussi l’occasion de revenir sur des sujets qui ont beaucoup mobilisé les professionnels de terrain ces dernières années. Il demande que soit sorti de la PSU des EAJE le financement à l’heure et que soient réduits les pourcentages de surbooking prévus par le décret dit « Morano » afin de réduire les taux d’occupation des services. La mission Giampino n’élude pas deux autres sujets qui ont également suscité de nombreux articles dans les médias : la laïcité et les stéréotypes de genre. Sur le premier point, le rapport rappelle l’obligation de neutralité religieuse et politique des établissements gérés par une personne morale de droit public ou par une personne morale de droit privé chargée d’une mission de service public et invite à introduire dans le règlement la nécessité pour les professionnels de s’abstenir de tout signe ostentatoire religieux dans les activités en contact avec les enfants. La mission incite les établissements privés à faire de même.
Sur le deuxième point, il reprend les principaux éléments du rapport de Brigitte Grésy, rendu public en 2013 et insiste sur la nécessité de sensibiliser les professionnels aux enjeux de la socialisation différenciée.
Sylviane Giampino souhaite que les professionnels s’emparent de ce rapport, le dissèquent et se l’approprient. Elle compte sur les villes pour jouer les courroies de transmission et présente donc ce jour le fruit de cette année de travail à l’Association des Maires de France.