Le modèle français d’accueil de la petite enfance a longtemps été considéré comme avant-gardiste, ne serait-ce que parce qu’il permettait aux mères françaises de travailler. Aujourd’hui il s’essouffle. Au coeur des préoccupations, notamment, la formation des professionnels, perçue comme obsolète et trop cloisonnée. Le 9 mai prochain la psychanalyste et psychologue Sylviane Giampino rendra les conclusions de la mission qui lui a été confiée par Laurence Rossignol sur le sujet. En attendant, voici un rappel des enjeux qui cristallisent les réflexions.
Le rapport très attendu que doit remettre Sylviane Giampino le 9 mai prochain porte sur le développement du jeune enfant, les modes d’accueil et la formation des professionnels. Sujet passionnant, sensible, controversé et véritable serpent de mer. Dans sa lettre de mission remise en juin 2015, la Ministre des Familles, de l’enfance et des droits des femmes, évoquait la diversité des filières de formation, considérée à la fois comme une richesse et un frein. Elle a demandé que soit envisagé un décloisonnement des métiers avec pour point de départ le « développement complet de l’enfant, c’est à dire son développement physique, cognitif, affectif, social et émotionnel ». Il semble plus que temps, pour la Ministre, de revoir la formation des professionnels qui ne paraît plus adaptée ni aux besoins des enfants et des parents ni aux enjeux sociétaux actuels. Après avoir été longtemps en pointe dans le champ de la petite enfance, la France paraît aujourd’hui figée sur d’anciens préceptes. Or, pose laurence Rossignol, « les modes d’accueil ne doivent pas être un pis aller, ils s’inscrivent dans une politique d’épanouissement de l’enfant, ils sont un moteur de l’égalité des chances.»
Se mettre d’accord sur le corpus théorique
Pour faire le point et dégager des pistes d’évolution, la ministre a donc confié un « débat scientifique et public » à Sylviane Giampino, qui a constitué quatre groupes de travail. Plus d’une centaine de personnes ont été sollicitées.
Lors d’une journée de débats publics organisée le 15 janvier dernier, plusieurs sujets ont été abordés comme autant d’axes de réflexion. L’accueil des enfants porteurs de handicap par exemple, l’absence de mixité de ces métiers aussi. L’essentiel des débats a porté sur la formation, son contenu et son organisation.
Des chercheurs, spécialistes du développement de l’enfant comme Olivier Houdé ou Maya Gratier ont rappelé l’état de l’art en la matière, et notamment, comme l’a résumé Sylviane Giampino, que ce développement « n’est pas un escalier avec un processus linéaire mais une sorte de galaxie ». «C’est un corpus de savoirs universitaire, rappelle-t-elle. Si nous savons beaucoup de choses, il s’avère que les emprunts à toutes les disciplines sont épars. Nous avons un travail à faire pour rassembler ce qui va être pertinent pour les enfants accueillis en l’absence de leurs parents par personnes étrangères.»
La spécialiste, psychologue et psychanalyste, a prévenu: « Nous devons avoir conscience que les savoirs nouveaux intègrent les savoir anciens. Il ne faut pas s’agripper aux dogmes anciens mail il faut éviter dans le même temps la délétère fascination pour les modèles nouveaux ». Précision pas anodine qu’on pourrait traduire entre autres par « l’essor de la psychologie cognitive et des neurosciences ne doit pas faire table rase des théories psychanalytiques ». Car l’accueil des tout petits a lui aussi, comme l’école, son débat entre « anciens » et « modernes», querelle théorique qu’illustre par exemple la création de l’Institut Petite Enfance de Boris Cyrulnik. Cet organisme propose des formations aux professionnels de la petite enfance moins nourries par le corpus psychanalytique.
La question est importante. Jusqu’à quel point les différents courants sont-ils compatibles les uns avec les autres, doivent-ils être tous enseignés sans hiérarchie, ou certains modèles doivent-ils au contraire être privilégiés ? Même si les approches peuvent différer d’un centre de formation à un autre, il semble que les cursus intègrent pour le moment très peu les recherches les plus récentes. « La partie théorique repose sur d’anciens textes, de vieilles notions, comme si rien n’avait bougé, déplore Grace, auxiliaire de puériculture formée en 2012, et l’une des animatrices du blog “Le cercle des AP et des EJE“. On n’aborde pas les neuro sciences par exemple. Du coup si on fait des recherches par soi-même, on est confronté à des notions récentes qui viennent contredire ce qu’on a appris. » « Les jeunes qui sortent de formation et qui viennent à nos conférences découvrent autant que les autres, plus âgés, les notions que nous développons, confirme Laurence Rameau, formatrice à l’IPE. Ce n’est pas normal. » Même constat chez cette psychologue de crèche, elle-même formatrice : « Les lacunes des étudiants en psychologie du développement sont nombreuses. En même temps, il faut reconnaître que les psys qui forment ces professionnels sont peu calés en psychologie contemporaine, donc c’est un vrai cercle vicieux ».
Vers un tronc commun pour la formation des différents professionnels
L’autre problématique soumise à la sagacité de Sylviane Giampino et des membres de sa mission porte sur la disparité des profils de professionnels qui viennent de trois grandes filières, sanitaire, éducative et sociale. Faut-il proposer un tronc commun de formation pour harmoniser les pratiques sur le terrain et permettre d’éventuelles passerelles d’un métier à un autre? C’est notamment le souhait de l’UFNAFAAM qui représente les assistants maternels (et familiaux). « Le problème de la formation aujourd’hui c’est l’absence de maillage, pose Sandra Onyszko, en charge de la communication. Les différents modules ne sont pas connectés. Les instituts forment rarement à la fois les CAP petite enfance, les auxiliaires de puériculture, les ATSEM, les assistantes maternelles et les éducateurs de Jeunes Enfants. Or, il faudrait un tronc commun au moins pour les assistantes maternelles, les EJE et les auxiliaires. Mais comme la formation des assistantes maternelles est très courte, il faut bien réfléchir à ce qu’on met en commun.» Sandra Onyszko préfère cette approche plutôt qu’un diplôme professionnalisant pour les assistantes maternelles, « ce qui fragiliserait les anciennes ou celles qui n’ont pas une maîtrise suffisante de la langue française pour l’obtenir». « Il faut plutôt une base commune à compléter par des modules supplémentaires si certaines veulent ensuite travailler en crèche.»
Sortir d’une vision hygiéniste de l’accueil
Autre axe de réflexion urgent : un accueil des 0-3 ans perçu comme trop sanitaire, voire hygiéniste, au détriment de l’éveil, du pédagogique ou de l’éducatif. Le 15 janvier dernier, Nicole Dreyer, adjointe au maire de Strasbourg en charge de la petite enfance a plaidé pour un changement urgent. « Je milite depuis 20 ans pour que la petite enfance sorte du champ sanitaire et social. Les enfants ne sont pas malades, pas assisté. Il faut aller davantage dans l’éducatif et cesser de traîner l’aspect hygiénique. » C’est ce que réclament de nombreux professionnels, y compris les plus jeunes. « Ce qu’on nous apprend en formation est très axé sur l’hygiène et le soin, confirme Grace. On voit aussi l’ergonomie (bien faire les gestes, quelle posture quand on donne un biberon), les activités à proposer en fonction de l’âge. On aborde le développement psycho-moteur mais on reste sur des notions très basiques. On voit peu la psychologie de l’enfant, c’est davantage réservé à la formation des EJE. La moitié de la formation est consacrée aux stages. La partie théorique n’est pas assez poussée. »
D’où, sur le terrain, l’irritation certaine des responsables de structures. « Les jeunes professionnelles que nous accueillons répètent des certitudes formatées ou, pire, semblent avoir tout oublié, raconte Natalia Baleato, responsable de la crèche Baby-Loup (connue pour l’affaire de son ex salariée voilée mais aussi pour la qualité de son accueil). Cela donne l’impression que leur formation se résume à changer une couche et je caricature à peine. Parfois on peut même se demander ce qu’elles apprennent vraiment. Nous avons vu des professionnelles tout juste sorties d’école qui utilisent des gants pour changer des enfants. Lorsque nous leur demandons pourquoi, les jeunes répètent mécaniquement : « question d’hygiène ». Mais si nous demandons pourquoi de telles précautions, envers qui… les réponses tardent à arriver. Alors que les exigences d’hygiène et de sécurité devraient être pensées en vue du bien-être des enfants, elles sont devenues des valeurs en soi, presque abstraites. Il faut éradiquer toute souillure, arrondir tout angle, affadir tout plat, rembourrer toute matière… Les crèches ne sont pas des hôpitaux ! Ça fait 30 ans qu’on entend qu’il faut changer d’optique dans la formation. Sur le terrain, les changements ne se voient pas.» (Nous mettons en ligne l’intégralité des propos de Natalia Baleato recueillis pour cet article).
« J’interviens dans un petite structure rurale qui dispense le CAP petite enfance, explique de son côté Florence Mennillo, responsable d’un EAJE en milieu rural. Les petites jeunes que je vois défiler n’ont pas compris le métier. Elles parlent de ce qu’elles ont appris à faire, jamais du bien-être ou du devenir de l’enfant. C’est un peu désespérant. Elles ne comprennent pas pourquoi elles sont là. Pour elles l’important c’est que l’enfant soit rendu propre, qu’il ait bien mangé, bien dormi, qu’il soit bien plein. Elles ont appris comment bien nettoyer une table. Mais comprendre que l’enfant est un individu, qu’on s’adresse à lui et pas au groupe, qu’on se baisse pour lui parler, qu’il a à peine conscience qu’il n’est pas sa maman… non. Je sensibilise les formateurs. Leur approche est essentiellement hygiéniste. Dans les formations on aborde à peine les stades de développement psychique ou moteur, ou psycho-affectifs. »
Introduire davantage d’éducatif dans la petite enfance
« Le CAP petite enfance ne sert à rien, tranche Laurence Rameau. La formation est obsolète, un peu à côté de la plaque. On y travaille bien trop les notions d’hygiène et pas assez celles sur l’éducatif. Les jeunes apprennent à faire le ménage plus qu’à éduquer de jeunes enfants. L’auxiliaire de puériculture, elle, est cantonnée aux soins dans sa formation. L’infirmière n’a à mon sens plus rien à faire en direction. Elle peut être là, en plus, pour vérifier que tout se passe bien au niveau santé. Quant aux EJE, elles sont recroquevillées sur le social mais n’investissent plus assez l’éducatif. Le versant éducatif de leur formation est devenu succinct. »
La charge est sévère mais elle est étayée. « L’accueil ce n’est pas seulement le lien social ou l’éveil, expose Laurence Rameau. C’est aussi de l’éducation. J’entends trop souvent des professionnels dire « l’éducation ce n’est pas nous, ce sont les parents. On ne fait pas d’apprentissages, on ne fait que veiller sur le développement». Mais il n’y a pas de développement sans apprentissage. On n’est pas juste là pour soutenir le développement, on est là pour permettre à l’enfant d’apprendre. Les équipes se réfèrent souvent à des pédagogues connus. Mais à chaque fois on parle de pédagogues qui ont étudié des enfants dans le milieu scolaire. Les références sont scolaires, ce sont les jeux éducatifs. On voit des enfants assis à une table avec des jeux éducatifs posés sur la table. On bascule vers l’éducation qu’on connaît, c’est à dire l’éducation scolaire. On est bien démuni au niveau de la petite enfance. On ne connaît pas la mission éducative quand on est un pro petite enfance. »
Laurence Rameau insiste sur le terme « éducatif », qu’on retrouvera aussi dans la bouche de Natalia Baleato. Ce vocable, comme elle l’a elle-même soulevé, ne fait pas consensus dans la petite enfance. Il recouvre des acceptions différentes et renvoie à des théoriciens qui sont tour à tour plébiscités ou contestés (Freinet ou Steiner par exemple). Certains professionnels préfèrent parler d’éveil. Ce que conceptualise Laurence Rameau, cette incapacité à concevoir des jeux et activités adaptés au développement et aux apprentissages du jeune enfant, c’est en tous cas ce qui a sauté aux yeux de Claudia Kespy-Yahi, fondatrice des crèches Cap Enfants, lors d’un très récent salon dédié à la petite enfance organisé en Allemagne. Longtemps à la traîne en matière d’accueil du jeune enfant, pour des raisons historiques et sociétales, confronté à un inquiétant déficit démographique, ce pays est en train de rattraper son retard. Et Claudia Kespy-Yahi en a été bluffée. « La quasi totalité des professionnels sont des éducateurs, ils passent leur temps à observer les enfants et à adapter les activités en fonction de l’état de développement de l’enfant pour l’amener vers le prochain stade. Parce qu’ils connaissent évidemment tous très bien ces processus. A l’entrée des crèches, ils indiquent le stade auquel se trouve le groupe, et le prochain qui sera atteint. Les activités sont pensées pour qu’à chaque étape, certaines expériences bien particulières soient vécues par les petits. Chaque Land définit un “programme” pour ses structures, ce qui chez nous est un gros mot. En vertu de ces programmes, les enfants doivent avoir vécu telle ou telle expérience.»
Ce qui l’a particulièrement stupéfiée ? Des apprentissages qui passent par le corps et par les cinq sens. « Les enfants ont accès à des grands bacs d’argile, de boue, ils s’en mettent partout. On peut autoriser un adulte à venir avec une scie pour couper du bois et montrer aux enfants le mouvement de va et vient. La crèche peut accepter un jeu en bois fabriqué par un parent, non homologué, sans cornières émoussées. Ils font en permanence rentrer le quotidien dans la crèche. En France on axe tout sur la sécurité et le médical. Les EJE sont très bien formées mais on en a en général une par structure et elles sont souvent dans les postes de direction à faire de l’administratif.»
Déplacer le curseur vers plus d’éducatif et moins de sanitaire ou de médical : la demande est visiblement très forte chez les professionnels, même s’il faut encore se mettre d’accord sur ce que signifie un accueil plus “éducatif”.
Davantage former les pros à l’accompagnement à la parentalité
Enfin, il est très probable que le rapport de Sylviane Giampino mette en exergue l’accompagnement à la parentalité, rôle de plus en plus dévolu aux professionnels de la petite enfance. Le sujet a en tous cas été abordé le 15 janvier dernier. Aymeric de Chalup, en charge de l’enfance et de la parentalité à la CNAF a rappelé que mieux articuler ces deux politiques était devenu une priorité. « Il faut donner à tous les parents la possibilité d’être écoutés et accompagnés. Aujourd’hui il existe des dispositifs, des actions, des financements mais il y a un manque de visibilité. Les parents qui ont le plus de besoins sont ceux qu’on a le plus de mal à toucher. Il faut aller là où sont les parents. L’objectif : que la parentalité irrigue les lieux fréquentés par les parents. Il est indispensable qu’il y ait des espace d’échanges dans lieux d’accueil.»
Les intervenants présents le 15 janvier ont rapidement reposé les termes du débat (là aussi beaucoup moins consensuel qu’on ne pourrait le penser) : comment accompagner sans juger et sans stigmatiser ? « Des parents ont l’impression que la réception de ce que sont leurs conditions de vie ressemble à un jugement », prévient le sociologue Claude Martin. Il interroge « ce qui se passe en terme de normativité, la vision de ce qu’est le bon parent ». Là encore la question, qui irrigue également la protection de l’enfance, est aussi complexe que fondamentale. Car refuser de définir des normes (positionnement théorique assez fréquent) revient parfois à tout relativiser. Or, du point de vue de l’intérêt de l’enfant, peut-on vraiment considérer que toutes les pratiques parentales se valent ? La psychanalyste Caroline Eliacheff, présente elle aussi lors de cette journée, a répondu à sa façon : « on parle toujours du respect dû aux parents. Dans la pratique c’est ce qu’il y a de plus difficile. Car il y a aussi des choses qu’on ne doit pas respecter du tout.»
Rendez-vous le 9 mai pour connaître, sur ces différents sujets (et d’autres), les réponses, recommandations ou préconisations auxquelles auront abouti Sylviane Giampino et ses quatre groupes de travail.