Nous avons mis en ligne ces derniers mois des comptes-rendus des colloques les plus récents dédiés à la parentalité, dont celui co-organisé par la CNAF en septembre 2017, dans la foulée du rapport réalisé sous la direction de Claude Martin. Nous proposons ici de revenir sur ce rapport qui avait servi de fil rouge à cette journée d’échanges. Il s’agit d’un document très dense, avec une bibliographie conséquente (pas franco-française) qui constitue un remarquable état des lieux de nos dispositifs, de la philosophie qui les imprègne mais aussi un témoignage précieux du positionnement des experts français sur le sujet. Contrairement à la toute récente stratégie nationale de soutien à la parentalité, le groupe de travail qui a produit ce document, s’intéresse de près à la question des inégalités. Et la position qu’il défend plus ou moins explicitement apparaît en décalage avec les discours politiques officiels. A quelques jours de l’annonce de la Stratégie Pauvreté, il est intéressant de connaître ces dissensus.
Nous ne pouvons que conseiller à tous les acteurs du soutien à la parentalité de lire ce rapport instructif et de s’interroger sur la façon dont ils le perçoivent et le reçoivent. Car à sa lecture, les controverses et lignes de fracture concernant les liens entre l’accompagnement parental, la prévention précoce, les politiques sociales, apparaissent très clairement. Nous avons sélectionné quelques extraits, qui ne sauraient résumer à eux seuls la teneur du rapport mais en restituent la tonalité dominante, à savoir : mettre en exergue l’impact des pratiques parentales sur le développement de l’enfant est une façon de culpabiliser les parents et d’exonérer la société de ses responsabilités, chercher à renforcer la capacité d’agir des individus et leur autonomie relèverait d’une conception néo-libérale, lutter précocement contre la reproduction des inégalités en soutenant les parents revient à rendre les pauvres responsables de leur situation. En d’autres termes, ces experts (parmi les plus reconnus sur le sujet) ne sont pas convaincus par les effets massifs de l’environnement direct du jeune enfant sur son développement (mais alors, si ce n’est la génétique -hypothèse qui ne les ravira pas non plus-, qu’est-ce qui influe sur son développement ?), ils ne sont pas enthousiasmés par la notion d’empowerment qui serait une nouvelle façon de faire violence à l’individu, et la responsabilité de la reproduction des inégalités incombe entièrement à la société, et pas aux diverses co-morbidités qui peuvent affecter les familles.
Le parentalisme, dérive venue des sociétés libérales
En témoigne ce premier extrait :
« Pour désigner cette prépondérance prise par le parental dans la gestion sociale, beaucoup d’auteurs ont mis en avant l’idée de parentalisme (Barrère-Morrisson, Rivier 2002 ; Sellenet 2007 ; Chauvière 2008 ; Messu 2008), insistant sur la prise en compte du parental dans une stratégie politique de gestion débouchant sur la survalorisation de l’éducation parentale comme principe explicatif des attitudes des enfants et adolescents, et sur une volonté de responsabilisation des parents, rendus ainsi responsables de tous les faits et gestes de leurs enfants, ce que Frank Furedi qualifie pour sa part de « parental determinism » (Furedi, 2002) ».
Deuxième extrait :
« Pour Matt Sanders (l’inventeur de Triple P), le but de son programme réside dans le fait que les parents « doivent devenir des agents de résolution de problème indépendants » (need to become independent problem solvers) et il utilise abondement les termes self-monitoring, self-determination, self-evaluation, selfselection des stratégies de changements (Sanders, 2003). Son but, selon ses textes, est de produire des parents auto-suffisants, malgré les conditions parfois précaires dans lesquelles ils doivent vivre et éduquer leurs enfants. Il est donc clair qu’il s’agit d’une conception politique particulière de la relation entre individu et société et du fonctionnement de l’Etat providence, qui met l’accent sur la responsabilité individuelle, plutôt que sur la responsabilité partagée entre l’espace privé et l’espace public (supposé créer les conditions pour que l’individu puisse prendre ses responsabilités). »
Troisième extrait :
“Il s’agit d’un modèle que Catherine Sellenet appelle « le modèle de l’injonction à l’autonomie et à l’empowerment » (Sellenet, 2014). Garder le contact ne suffit plus, l’individu est sommé de trouver en lui les capacités à mobiliser ses propres ressources ; à montrer ses compétences et ses capacités d’adaptation à se gouverner lui-même. La responsabilité est descendue sur l’individu. Ce dernier se doit d’avoir des projets. Ainsi, par exemple, dès le quatrième mois de grossesse, il est demandé aux parents (et aux mères tout particulièrement) d’avoir un projet d’avenir pour leur futur enfant.”
Quatrième extrait :
« En même temps, la parentalité est aussi fréquemment conçue comme la source principale de problèmes sociaux comme la délinquance, l’échec scolaire, voire la transmission intergénérationnelle de la précarité, …), mais aussi comme la solution aux nouvelles questions sociales dans un objectif d’individualisation des responsabilités. Face aux incertitudes qui pèsent sur l’insertion des jeunes et au souhait de mener des politiques efficaces et efficientes, il n’est donc pas étonnant que ces programmes dits « evidence-based » séduisent. Il est donc aussi probable qu’ils puissent se développer au-delà des pays dont le système de Welfare relève d’une orientation libérale plus que sociodémocrate, ou dont les interventions dans le domaine de la famille, de l’enfance et de la parentalité se réfèrent davantage à l’orientation comportementaliste que sociale, humaniste ou psychanalytique. »
Sociologie bourdieusienne, références à la psychanalyse, critique des sciences cognitives et des programmes standardisés
Les auteurs de ce rapport, sociologues et psychologues, semblent manifester la même circonspection face aux sciences cognitives et neurosciences que les psychanalystes et font d’ailleurs régulièrement référence à la psychanalyse dont on les sent bien plus proches. « Cette tendance comportementaliste est surtout présente dans les pays anglophones et les pays néerlandophones (les Pays Bas et la partie néerlandophone de la Belgique), mais elle influence également d’autres pays. Cette lecture de la parentalité est souvent adossée sur des recherches en psychologie comportementale et en neurosciences, qui auraient démontré les relations causales entre problèmes de parentalité, développement du cerveau et troubles du développement. Comme nous l’avons évoqué précédemment, cette référence aux neurosciences est non seulement faite par des acteurs politiques (Allan, 2011; Field, 2010) et des chercheurs dans le domaine de la psychologie développementale (National Council of the developing child, 2007), mais aussi par des ONG tels que Save the Children (Finnegan & Lawton, 2016), l’Unicef (2014) ou par l’Unesco (2012). Cependant, ces relations causales, soulignées abondamment dans les médias souvent de manière trop simpliste, sont fortement critiquées par les neuroscientifiques eux-mêmes (Bruer, 1999; Rose & Rose, 2016; voir également Vandenbroeck, 2017 à paraitre), au point que le célèbre neuroscientifique Max Coltheart écrivait en août 2016 sur son compte Twitter®: « Pour le moment, il n’y a aucun résultat des neurosciences qui peut avoir des conséquences pour l’éducation ». » On retrouve dans ce rapport la réfutation classique des relations causales entre pratiques parentales et développement de l’enfant -relations causales mises en avant par la psychologie comportementale et cognitive-, la méfiance vis à vis d’une approche trop normative de la parentalité (comme la parentalité positive) qui découlerait de ce lien établi entre attitude parentale et comportement de l’enfant, et la préférence pour un certain relativisme éducatif.
Plus loin ils écrivent : « Beaucoup des conclusions de certains de ces travaux sont sujettes à caution comme, par exemple, la transmission intergénérationnelle de la précarité. Les oppositions sont très vives entre ceux qui estiment que la précarité est de la responsabilité parentale et ceux qui pensent qu’elle résulte de la défaillance de l’Etat social. » Les auteurs penchent très visiblement du côté de la deuxième hypothèse mais ce qui frappe c’est finalement cette façon très binaire de présenter le sujet. Comme si constater l’impact des pratiques parentales dans le développement de l’enfant, la parentalité souvent entravée des plus pauvres et le moins bon développement des enfants des familles en grande précarité revenait à rendre ces dernières responsables de leur situation, comme si chercher des causes revenait à identifier des coupables, comme s’il n’était pas possible de mener de front une politique sociale efficiente, par la redistribution ou le retour à l’emploi, et un soutien intensif de la parentalité dans un objectif de prévention précoce.
Hiatus de plus en plus marqué entre le discours politique et le positionnement des experts sollicités par le… politique
Alors que ces deux dernières années, l’investissement social, la prévention précoce, la mise en avant de l’importance des premières années de l’enfant ont été régulièrement portés par le discours politique (par Agnès Buzyn jeudi dernier), les experts les plus officiels dans le champ de la parentalité, ceux en tous cas mandatés par les pouvoirs publics pour produire des rapports, semblent eux de plus en plus prendre leurs distances avec ces notions, laissant une impression d’apparente contradiction. Ils tempèrent les apports de la psychologie scientifique et les neurosciences sur la plasticité cérébrale de l’enfant, sur l’impact de la pauvreté sur la parentalité et sur le développement de l’enfant. Et semblent toujours très suspicieux quant à l’idée d’un soutien spécifique pour ces familles.
Il apparaît même plutôt dans ce rapport que, loin de transmettre aux parents les plus éloignés des sources d’information les connaissances les plus actualisées, l’urgence, le véritable enjeu, serait de contrer des discours trop normatifs produits par les classes moyennes et supérieures en matière de parentalité. C’est ce qu’on retrouve dans ce passage : « On peut donc se demander, à l’instar de Geinger, Vandenbroeck and Roets (2013), s’il n’y aurait pas un risque que certaines populations plus défavorisées n’aient pas accès à ces forums et en soient écartées, y compris pour produire de l’information. L’enquête réalisée par la Cnaf confirme cette inquiétude puisque les parents des classes sociales les moins favorisées déclarent moins souvent que les parents des classes sociales les plus favorisées qu’ils souhaitent accéder à des informations utiles aux parents sur Internet. Le risque serait double : une inégalité dans l’accès à l’information et une inégalité dans la production de l’information. En somme une inégalité se manifestant dans le fait que de nouvelles normes soient et continuent d’être véhiculées, via le Web.2, par une catégorie socio-économique et culturelle favorisée (à leur insu et certainement inconsciemment), notamment la focalisation sur les responsabilités individuelles et la marche vers l’autonomie. »
L’important, finalement, est de bien définir sa priorité. S’il s’agit de faire entendre la voix des plus démunis comme une culture à part entière afin de mettre fin à un ethno-centrisme de classe, alors oui, l’urgence peut être de permettre aux familles défavorisées d’accéder aux forums du web pour livrer leur vision de l’éducation. Si la priorité est de briser la reproduction des inégalités, on pourra plutôt continuer de s’interroger sur ce qui se joue avant même l’entrée à l’école au sein des familles pour que les différences entre les enfants selon leur milieu social soient déjà si flagrantes en maternelle. La question est importante, loin d’être anodine. Les acteurs du secteur caritatif sont, historiquement et légitimement, très mobilisés autour de la prise en compte de la dignité des personnes en situation de pauvreté et de leur parole, beaucoup moins sur la prévention précoce de ces inégalités. Certainement parce que cette prévention précoce rime encore avec risque de stigmatisation. Lors du séminaire sur la Stratégie pauvreté du 21 juin, Delphine Chaufour du Secours Catholique disait ainsi qu’il fallait « créer les conditions du pouvoir d’agir des personnes, reconnaître les savoirs, les compétences des personnes et pas seulement identifier les fragilités.» Mais en matière de prévention et de lutte contre la reproduction des inégalités, voir les compétences plutôt que les manques peut-il suffire à enrayer le cercle vicieux?
En tous cas, entre Olivier Noblecourt, le délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes qui assume un discours volontariste sur la prévention précoce, et la position défendue par les auteurs de ce rapport, il existe un indéniable fossé. On se demande bien de quel côté penchera la balance dans l’imminente Stratégie pauvreté.
Zoom sur un prédicteur important de la réussite scolaire: le dialogue parents-enfant autour de l’école
Nous attirons votre attention sur un passage à notre avis très éclairant de ce rapport (et avec lequel nous n’avons pour le coup aucune divergence). Dans cette partie, les auteurs font le point sur la littérature relative aux attitudes parentales vis à vis de l’école, c’est à dire sur “l’engagement parental” qui prendrait plusieurs formes: “les « bonnes » pratiques parentales à la maison (good parenting in the home), les conditions matérielles, en termes d’environnement stable et sécurisant, les stimulations intellectuelles, les discussions et les échanges entre parents et enfants, mais aussi les « bons » modèles de valeurs sociales et éducatives proposés par les parents, ou encore leurs aspirations concernant la réalisation personnelle et la citoyenneté de leurs enfants.”
Dans les études recensées par Claude Martin et son groupe de travail, l’engagement des parents à la maison se révèle “le meilleur prédicteur de l’accomplissement de l’enfant et de son ajustement“. Surtout, ce qui se révèle déterminant, quel que soit le milieu, ce sont “les aspirations ou attentes partagées co-définies dans le dialogue parents-enfants“. “Nombreux sont donc les travaux qui insistent sur l’importance de la qualité des relations et du dialogue entre parents et enfants pour la réussite des trajectoires des enfants, explique le rapport. Cet effet relationnel semble bien plus important en tous les cas que l’effet du seul dialogue entre les parents et l’école.“ Tout comme l’art de la conversation apparaît comme un facteur prépondérant pour le développement précoce du langage, il semble donc que l’art de l’échange autour de l’école, au sein de la famille, soit tout aussi fondamental pour la réussite scolaire des enfants.