La France serait la championne du placement et les travailleurs sociaux auraient tendance à stigmatiser les mères souffrant de dépression du post partum en se prononçant de façon très systématique pour le retrait de l’enfant. C’est le constat dressé par le pédopsychiatre Jacques Dayan lors d’un récent colloque, et formulé auparavant devant la mission parlementaire consacrée à la psychiatrie des mineurs. Même si les données chiffrées manquent, il est possible de nuancer cette assertion.
Lors du colloque organisé par la Fédération de l’aide à domicile FNAAFP/CSF le 29 mars dernier sur l’accompagnement en périnatalité par les TISF, Jacques Dayan, pédopsychiatre, a livré une charge assez violente contre la théorie de l’attachement d’une part, et contre notre système de protection de l’enfance d’autre part, qui ferait de nous les « champions du placement ». Concernant le placement des mineurs, il avait dressé le même réquisitoire le 25 janvier 2017 lors de son audition devant la mission sénatoriale sur la psychiatrie des mineurs, expliquant ainsi qu’ « avec la loi de 2007 les mères sont très facilement jugées maltraitantes, incompétentes, ont affaire à un regard qui est une véritable police des familles ». Cette assertion avait d’ailleurs semblé susciter l’étonnement des sénateurs qui l’auditionnaient. Il est vrai que la loi de 2007 a fait naître avec le temps certaines critiques, mais en général d’une toute autre tonalité : le texte aurait finalement trop mis le curseur sur le partenariat avec les parents, entraînant une sous estimation des risques pour l’enfant. C’est d’ailleurs en partie pour corriger ce glissement que la loi de 2016 a été votée.
La France place beaucoup, mais pas forcément en périnatalité
Jacques Dayan, lui, considère (toujours dans cette audition) qu’« il y a une telle préoccupation anxieuse de la maltraitance que l’équilibre entre le soutien porté à la mère, à ses compétences, et la vigilance vis à vis de la maltraitance est altéré ».
« Les travailleurs sociaux jugent les compétences parentales de gens qui souffrent de troubles mentaux aigus mais curables, jugent donc ces compétences au moment où elles sont considérablement abaissées ». Dans cette audition il précisait également qu’il y avait en plus un « implicite social puisque le jugement était d’autant plus fort que la femme était en plus d’un milieu précaire ». Il parle d’un « cumul des a priori ». Si l’on résume, à gros traits certes, sa pensée : en France, on retire trop facilement des bébés à des mères dépressives alors qu’il faudrait les soigner, bien les soutenir, pour qu’elles redeviennent en capacité de s’occuper de leur enfant. La question est donc bien celle-ci : retire-ton aujourd’hui en France des bébés à des femmes seulement parce qu’elles sont dépressives et/ou dépressives en situation de précarité ? Le fait-on plus qu’ailleurs ? De façon plus globale, place-t-on plus d’enfants que chez nos voisins ?
Obtenir des chiffres précis concernant la protection de l’enfance a longtemps constitué une gageure en France. Mais obtenir des données qui permettent des comparaisons internationales et significatives constitue un défi autrement plus complexe.
Il y a en France 143.000 mineurs qui font l’objet d’une mesure de placement, c’est à dire 0,97% de la population des moins de 18 ans. Au Québec les enfants placés constituent 0,7% des mineurs, en Allemagne 0,73%, en Belgique francophone et aux Pays-Bas 1%, en Suisse 1,17%, en Angleterre 0,62%, en Italie 0,28%. On le voit nous sommes donc dans la fourchette haute mais pas de façon saisissante. Lors du colloque de la FNAAFP, Jacques Dayan a comparé notre système avec le système anglais, pour souligner notamment le différentiel en valeur absolue du nombre de placements. Mais si on réduit la focale sur les très jeunes enfants, on constate que les 0-6 ans constituent 14% des enfants placés en France, et les moins de un an 3,6% (ce n’est absolument pas la tranche d’âge la plus concernée par le placement). Ce sont donc 0,4% des enfants qui naissent chaque année qui sont placés avant la fin de leur première année. En Angleterre, 18% des enfants placés ont entre 0 et 4 ans, et les moins de un an représentent 5% des placements, donc plus que chez nous en proportion des enfants placés. Surtout, chaque année, 3000 enfants anglais de moins de cinq ans sont adoptés, c’est à dire définitivement retirés à leur famille biologique alors que les déclarations judiciaires d’abandon en France sont extrêmement rares. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la charge de Jacques Dayan peut sembler étonnante voire à contre-courant: depuis 20 ans c’est plutôt une idéologie perçue comme « familialiste », le maintien du lien « à tout prix », qui est très contestée en France.
Lorsque les très jeunes enfants sont placés, ils sont déjà très carencés
Autre indicateur intéressant, cette étude de Daniel Rousseau (et Al) publiée en 2016 (Revue française des affaires sociales, n°5 ) sur le devenir à long terme d’enfants placés en pouponnière. Elle montre que le délai moyen entre la première alerte et le placement est de 12,7 mois, pour un âge moyen à l’admission de 22 mois. 20% des enfants ont été placés dans le premier mois suivant l’alerte, 25% entre 19 et 46 mois après la première alerte. Ces chiffres ne penchent donc pas en faveur de placements rapides dans les premiers mois de vie. L’étude de Daniel Rousseau est en revanche très significative quant au niveau d’alerte nécessaire pour enclencher une procédure de placement et souligne un « sous-diagnostic de la maltraitance et des carences au sein des services connaissant la famille ». « Les cas de maltraitances lourdes sont nombreux à l’arrivée.(…) L’état de santé général des enfants à leur arrivée est souvent très mauvais avec des retards de croissance qui se rattrapaient dans un délai plus ou moins long (2,5 ans en moyenne). Près de 4 enfants sur 5 présentaient des signes de souffrance psychique. (…) 33 enfants sur 129 présentaient des troubles de la sphère psychotique suite à des carences sévères. »
Précarité, fragilité psychique et développement de l’enfant: idées reçues ou vrais facteurs de risque?
Si les chiffres et les rares données sur les pouponnières ne semblent donc pas aller dans le sens d’un recours abusif au placement précoce en périnatalité en France, ils n’apportent pas de réponse sur les raisons qui conduisent au retrait d’un très jeune enfant, sur le profil des mères concernées. Il est tout à fait plausible, comme l’avance Jacques Dayan, que les mères en grande souffrance psychique et qui se trouvent en plus dans une situation de précarité soient sur représentées dans la population des femmes qui se voient retirer leur bébé. Jacques Dayan parle d’ « a priori ». Néanmoins, ce sont aussi là les situations les plus à risque pour un bébé. Ce que le médecin considère comme un a priori infondé constituerait en fait un facteur de risque bien documenté pour l’enfant.
Par exemple, dans une étude réalisée à partir de la cohorte EDEN (European Psychiatry, 2015), les auteurs concluent ainsi: « Un des facteurs de risque systématiquement lié à la survenue précoce et importante de problèmes sociaux, affectifs et cognitifs durant la petite enfance est la psychopathologie parentale et particulièrement maternelle. La dépression maternelle est liée à des problèmes émotionnels et comportementaux des enfants, en particulier si elle est persistante. » Plus loin ils écrivent : « De même, on a trouvé que le développement cognitif des enfants, tel que mesuré par le QI, suit la même tendance. À l’âge de 5,5 ans, les enfants de mères ayant des symptômes dépressifs élevés et persistants montrent des scores de QI verbal, QI de performance et QI total réduits par rapport aux enfants de mères jamais déprimés. Les résultats de ces recherches montrent que la dépression maternelle chronique a un impact sur le développement cognitif et émotionnel de l’enfant, même quand les symptômes dépressifs sont d’un niveau intermédiaire.»
Concernant ces éléments psycho-sociaux susceptibles d’entraver la parentalité, ils ont été abordés, en des termes éminemment diplomatiques, dans le rapport signé par Marie-Paule Martin-Blachais sur les besoins fondamentaux de l’enfant : « Etre affecté par un trouble de santé mentale ou une déficience intellectuelle, avoir un partenaire violent ou être dépendant de toxiques, c’est en règle générale, éprouver un niveau de souffrance élevée (sentiment de dévalorisation ou d’indignité, d’impuissance, voire de désespoir) et être confronté à des problèmes de fonctionnement (difficultés d’organisation, à gérer ses émotions, à agir de manière efficace et fiable). Ceux-ci sont susceptibles de générer d’autres problèmes (d’insertion dans le travail et d’isolement social, notamment), exerçant un effet péjorant par privation de ressources et de soutien et venant renforcer la souffrance, avec un risque de dégradation de la situation.(…) Or, la parentalité consiste, cela a été dit, en un travail extrêmement exigeant – en empathie, en qualité de présence et en efforts pour prioriser les besoins de l’enfant sur les siens – d’ailleurs souvent vécu comme éprouvant, même lorsque les adultes n’affrontent pas de difficultés particulières. Il n’est donc pas surprenant d’observer que les difficultés significatives de vie majorent le « coût d’entrée » dans la parentalité, jusqu’à parfois le rendre inassumable. »
Le soutien aux mères fragiles peut-il suffire à protéger l’enfant ?
Ceci étant écrit, les quelques chiffres glanés ne permettent pas non plus de répondre à cette autre question cruciale : jusqu’à quel point le soutien apporté à la mère (et quel type de soutien) permet-il de protéger l’enfant des impacts délétères de sa propre fragilité psychique, économique ou sociale ?
Lors des Assises de la protection de l’enfance en 2017, Harriet Ward, professeur spécialiste de la recherche sur l’enfance et la famille à l’université de Loughborough au Royaume-uni, cite une étude effectuée auprès d’enfants signalés en grave danger dès la naissance. Ils ont été suivis de la naissance à l’âge de 8 ans et ont tous été laissés dans les familles. Un quart des familles ont beaucoup changé avec le suivi. Les autres non. Le développement de l’enfant a été de plus en plus compromis. Or, explique-t-elle, il est difficile de distinguer les parents qui vont développer les capacités de changer et ceux qui n’auront pas ces capacités dans un temps adapté aux enfants.
Sur ce sujet très précis du temps laissé aux parents, et des effets de l’accompagnement, Daniel Rousseau, semble avoir une vision assez…pessimiste. Dans un texte paru en 2011 (Enfances et Psy, n°50, Eres) il écrit avec Philippe Duverger :
« Nous observons de façon récurrente de très jeunes enfants admis à la pouponnière, en grande souffrance psychologique, alors même qu’ils bénéficiaient d’un suivi social intensif depuis leur naissance. Cela nous conduit à poser la question d’une nouvelle forme clinique de l’hospitalisme, lié au maintien d’un nourrisson dans un milieu familial carencé malgré l’identification de risques graves pour son évolution. On peut le nommer d’un oxymore : l’hospitalisme à domicile ou intrafamilial, car il se développe dans le milieu familial en parallèle d’un étayage social souvent conséquent, parfois doublé d’un suivi médical et psychologique en ambulatoire. Par le nombre d’enfants concernés et par la gravité des séquelles sur le développement, ce tableau clinique représente un véritable problème de santé publique. »
Evidemment, il n’est pas possible de dire si un meilleur étayage des parents, selon d’autres modalités, aurait abouti à un autre tableau clinique pour les enfants.
Reconnaître la souffrance des mères et les besoins de l’enfant
Quoi qu’il en soit, la tendance actuelle est bien de partir des besoins fondamentaux de l’enfant et de s’interroger sur les capacités des parents à y répondre, quelles que soient d’ailleurs les caractéristiques psycho-sociales des parents, qu’ils soient schizophrènes, au RSA ou porteur d’une déficience intellectuelle. En optant pour cette approche, la France s’inspire des modèles québécois et anglo-saxons. Il nous semble que Jacques Dayan, dans sa dénonciation, peut-être à juste titre, d’une absence de prise en compte de la souffrance psychique des mères dépressives ou de la pression mise sur leurs épaules, fait l’impasse sur l’indéniable retentissement de cette souffrance sur le développement de l’enfant. Comme si pointer cette causalité entre l’état psychique de la mère, ses incapacités, et le développement de l’enfant revenait à accuser cette mère et à souligner une éventuelle intentionnalité. Comme s’il fallait dès lors remettre en cause toute une approche théorique non pas parce qu’elle serait fausse, mais parce que ses implications seraient trop violentes et trop culpabilisantes pour les mères.
Or, il devrait être possible de tout poser : d’un côté la souffrance maternelle, bien réelle, de l’autre le risque pour le bébé, bien réel lui aussi, l’absolue nécessité d’un étayage intensif, mais selon quelle modalité (en France cela reste encore à définir) et selon quelle temporalité (le Québec fixe ainsi une durée limite aux interventions, durée au-delà de laquelle le retrait de l’enfant, plus ou moins définitif, doit être envisagé).
Selon la sociologue Nadège Séverac, que nous avions longuement interviewée sur ces problématiques, nous ne pourrons sortir de cette éternelle et vaine opposition entre le droit des parents et l’intérêt de l’enfant qu’à la condition de sortir d’abord d’une « vision très manichéenne et très morale, où maltraitance est synonyme de mal “intentionné”, “méchant”, “mauvais”. » Elle le rappelle : « Depuis les années 2000, l’OMS définit la maltraitance (qui est la traduction française du child abuse & neglect anglophone) en référence non pas à une éventuelle intentionnalité, mais à l’effet sur l’enfant des pratiques inadéquates ou de l’absence de pratiques des parents. »
Elle nous disait ainsi : « Quand un bébé de neuf mois reste des heures hurlant dans son lit, avec des repas aléatoires, que ce soit parce que sa mère est dépressive ou qu’elle a consommé des produits et que le père n’est là que ponctuellement, la question de leur intentionnalité nous importe peu. Par contre, nous savons qu’il faut agir et rapidement, parce que ce bébé est négligé donc maltraité, qu’on ne répond pas à ses besoins fondamentaux, qu’il vit une situation de stress intense et qu’il évolue dans un contexte où il ne va pas pouvoir développer ses compétences de base, avec une probabilité forte d’en supporter les répercussions handicapantes toute sa vie. Ne pas prendre la mesure de cette réalité, attendre ou intervenir trop peu intensivement, que ce soit au nom du lien mère-enfant ou du refus de stigmatiser, revient à n’aider ni l’enfant, ni la mère et à laisser se dégrader la situation, jusqu’à l’irréversible. »