De nombreux acteurs de terrain le confient : ils sont souvent désarmés, parfois déchirés, lorsqu’il travaillent aux côtés de familles dont les pratiques éducatives sont culturellement éloignées voire incompatibles avec les valeurs occidentales. Le guide réalisé par l’Adric, support de sessions de formation, se révèle un outil très précieux. Ni complaisant, ni stigmatisant, il porte l’idée qu’un individu doit pouvoir se nourrir de sa communauté sans en être prisonnier.
En mars dernier la CNAF a répertorié le guide de l’ADRIC (Agence de développement des relations interculturelles pour la citoyenneté ) sur la parentalité et « l’interculturalité » comme un outil-ressource valorisant le travail des professionnels dans le domaine du soutien à la parentalité. Ce guide intitulé « La parentalité dans tous ses états », sous la direction scientifique de Jacqueline Costa-Lascoux, ne se contente pas de valoriser les acteurs socio-éducatifs. Il leur propose un rappel des pré-supposés théoriques et des évolutions historico-sociologiques, une réflexion d’une grande acuité sur des problématiques face auxquelles ils sont souvent démunis (la parentalité à l’épreuve de la précarité ou des incompréhensions culturelles), ainsi qu’une méthodologie concrète. L’ouvrage plaide pour une parentalité démocratique et porte aussi, de façon presque inattendue, un message au féminisme universaliste assumé. Ce n’est plus si fréquent.
Le document a vocation à être diffusé dans le cadre de formations prodiguées par l’ADRIC, lesquelles peuvent être sollicitées à titre individuel ou par des structures désireuses de les organiser en interne auprès de leurs agents. Voici un passage en revue des différents sujets abordés.
Dire le réel
Synthèse élaborée à partir des expériences et savoirs-faire des professionnels, le guide de l’ADRIC a ce premier mérite d’éviter l’écueil de la langue de bois, de la complaisance ou du déni. Il note ainsi : « les travailleurs sociaux, les éducateurs, les juges, l’ensemble des acteurs sociaux et des institutions disent leur désarroi devant des comportements parentaux qui ne s’accompagnent pas nécessairement d’une évolution des mentalités vers plus de respect et d’égalité. Les traditions culturelles, les convictions ou les croyances religieuses elles-mêmes sont parfois revendiquées pour affirmer une identité, pour énoncer des certitudes éducatives, pour afficher une visibilité sociale ou pour témoigner d’un sentiment de victimisation qui ont fort peu à voir avec les sources ou les justifications alléguées.» Ou encore : « Certaines configurations familiales apparaissent en rupture avec les principes démocratiques et républicains auxquels se réfèrent les politiques publiques et les dispositifs mis en oeuvre ».
Les auteurs évoquent les mariages forcés, arrangés ou refusés, les jeunes filles privées de classe de nature, de voyage à l’étranger ou de sorties piscine. Ils relèvent le malaise des éducateurs qui«veulent à la fois être à l’écoute des personnes et respecter la diversité des cultures et des convictions, tout en refusant les conséquences traumatisantes pour les enfants ».
A plusieurs reprises, le guide rappelle l’impasse que constituent le relativisme culturel, l’essentialisation ou le communautarisme et la primauté qui doit être accordée à l’égalité des sexes et aux droits fondamentaux de l’enfant. « Le culturalisme peut mener à minimiser ou à justifier des attitudes sexistes et homophobes au nom du respect des cultures et des religions, c’est à dire à accepter des discriminations et des violences ou à rester indifférent à ces phénomènes quand ils concernent une population particulière ».
Les violences conjugales et le risque d’une perception culturaliste
Au sujet des violences conjugales, il existerait ainsi « un impensé des violences sexistes » et les femmes et les enfants seraient « assignés consciemment ou inconsciemment à une appartenance sociale ou culturelle qui rendrait les violences normales, tolérables ou compréhensibles ». La double peine. Mais attention, préviennent les auteurs, prendre la mesure des violences à l’encontre des femmes dans les quartiers populaires ne doit pas occulter cette même violence qui sévit dans d’autres milieux. On le sait en effet, les milieux défavorisés et/ou d’origine immigrée n’ont pas l’apanage de la violence conjugale.
Il n’en demeure pas moins que statistiquement, les violences à l’encontre des femmes sont socialement et culturellement connotées. C’est ce que relevait en tous cas l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF) réalisée en 2000 (une actualisation est en cours avec l’enquête VIRAGE et les résultats seront publiés en novembre 2016). « L’éducation laïque, sans doute un peu plus égalitaire entre les sexes, semble moins engendrer de violences conjugales que l’éducation religieuse, quelle qu’elle soit. De plus, on observe une forte corrélation entre l’importance accordée à la religion et les situations de violences conjugales, notamment gravissimes, qui touchent 5,2 % des femmes qui accordent de l’importance à la religion, contre moins de 2 % parmi les autres. (…)
Les femmes immigrées d’origine étrangère (à l’exception des italo-ibériques) sont plus fréquemment que les autres en situation de violences conjugales. Les femmes du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne déclarent deux fois plus de harcèlement psychologique que les autres femmes. Ces résultats sont très liés aux caractéristiques démographiques de ces groupes, notamment l’âge et le mode de vie ; ils dépendent également d’autres critères comme l’isolement, la précarité, les conflits culturels.(…) Pour les femmes issues de l’immigration (couramment nommées de la deuxième génération) de parents marocains ou algériens, l’indicateur global de violences conjugales est doublé. Ce taux élevé est dû principalement aux situations de violences « gravissimes ».»
Entre certaines valeurs éducatives et les principes de la République, un fossé culturel
L’Adric, dans son guide (et dans ses formations, on l’imagine), constate donc que l’
« égalité homme/femme » demeure très problématique dans des familles où pèsent des contraintes ancestrales. « Les obstacles sont nombreux, (…) la « servitude volontaire » crée une grande force d’inertie. » Selon les auteurs, le sexisme et l’homophobie apparaissent tôt et impactent le climat scolaire.
Cette réalité est décrite par de nombreux observateurs. Elle était encore évoquée mercredi 7 septembre par Chantal Rimbault, présidente de l’ANDEF « Association nationale des directeurs de l’enfance et de la famille », lors de son audition devant des députés au sujet de la prévention spécialisée (article à suivre). « Avant le risque de radicalisation religieuse, c’est la question de la place des filles qui est préoccupante. Ce qui constitue le fondement de notre société, l’égalité homme-femme, est remis en cause par quelques familles ou grands frères. (…) Dans certains quartiers, les clubs de prévention n’ont plus vu les garçons venir vers eux car ces derniers n’acceptaient pas le travail qui leur était proposé sur les relations filles-garçons et parfois ils empêchaient leurs sœurs de participer aux activités. »
Le guide pose en tous cas des questions fondamentales qui résument la difficulté de la tache pour les acteurs de terrain :
« Comment remettre en question préjugés et stéréotypes sans désigner du doigt ceux qui les véhiculent ? », « Le principe d’égalité des sexes est-il une norme démocratique à vocation universelle ou un héritage politique et culturel qu’on essaie d’imposer aux autres ? », « Comment travailler sur la prévention, la sanction, la remise en question des violences sexistes sans participer à une focalisation sur les classes populaires, les étrangers, les immigrés, les personnes appartenant à des cultures ou à des religions particulières ? » « Est-il possible d’inviter des enfants et des ados à remettre en question les différentes formes de sexisme familial sans discréditer l’autorité des parents ? ». Vous avez quatre heures…
L’école, lieu de toutes les crispations
Le guide de l’Adric propose aussi un long développement sur l’école et là encore point de tergiversations. Il évoque l’émergence de mouvements intégristes s’opposant aux règles de la laïcité, les incivilités et violences quotidiennes, harcèlements et maltraitance entre pairs, moqueries, vexations, turbulences scolaires,
le développement d’une contre-culture scolaire ainsi que les conséquences de la ségrégation scolaire, à savoir le départ des bons élèves même issus des quartiers, l’ethnicisation des rapports sociaux et les crispations identitaires.
« Entre d’un côté des élèves qui tentent d’expliquer leurs mauvais résultats ou leurs incivilités par les discriminations qu’ils déclarent subir et d’un autre côté des adultes heurtés par les discours racistes des élèves les actions d’éducation contre les discriminations sont parfois insuffisantes pour prévenir et réguler les incidents. Aujourd’hui, l’un des obstacles aux bonnes relations entre les familles et l’Ecole réside dans le développement d’attitude de victimisation auxquelles recourent les élèves pour justifier leur rejet de l’école et leur échec.» Sujet que nous avons déjà évoqué.
Pour autant, estiment les auteurs, « l’origine sociale, le niveau de diplôme, les conditions de logement et le contexte de scolarisation semblent plus déterminants que l’origine nationale ou ethnique des parents en matière de réussite scolaire.»
Pour apaiser ces situations conflictuelles et empêcher la tentation de l’évitement de certaines familles, les auteurs plaident pour une meilleure information des parents en début d’année avec notamment un rappel des valeurs de l’école (dont, bien sûr, la laïcité), une explication de l’organigramme, du projet d’établissement, du règlement intérieur, des offres linguistiques, sportives et artistiques… Est aussi prônée une participation accrue des familles à la vie de l’école sur le thème du vivre ensemble.
L’accent est mis sur les médiations scolaires, très efficaces, notamment pour les conflits religieux. Les auteurs notent au passage que la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école, s’est révélée « très efficiente ». En résumé, il est conseillé d’« avoir une approche interculturelle pour valoriser le rôle des parents, mais sans vision culturaliste qui irait à l’encontre des valeurs de l’école et renforcerait le communautarisme ». Car l’école est avant tout le lieu d’apprentissage de l’intérêt général et du bien commun.
Soutenir les mères seules mais pas à travers le prisme de la monoparentalité
A travers ce guide, l’Adric aborde évidemment le thème de la monoparentalité. Pour rappeler la forte corrélation entre monoparentalité et précarité, la sur-représentation de cette configuration familiale dans les quartiers populaires, le surmenage des mères, les répercussions sur le plan scolaire, la forte demande d’aide. Mais aussi, et ce n’est là non plus pas si fréquent, pour « appeler à faire la différence entre une monoparentalité résultant de l’absence du père, qui laisse une mère démunie matériellement et psychologiquement, et la monoparentalité choisie d’une femme exerçant un métier valorisé ». Les auteurs estiment que ce n’est pas forcément la monoparentalité en tant que telle qui est facteur de risque psycho-social, et pour la mère et pour les enfants. « A elle seule la structure familiale n’explique pas la délinquance infantile ou juvénile. » C’est ce que nous développions dans un article précédent. Presqu’en réponse aux questions soulevées lors du colloque du 28 juin dernier organisé par Laurence Rossignol (sortir ces familles de l’invisibilité sans pour autant les catégoriser), le guide préconise de ne pas « enfermer ces familles dans leur singularité, ne pas raisonner en terme de public cible ». Et rappelle que « ce n’est pas la structure familiale qui importe, c’est la qualité des liens ». Ce qu’a d’ailleurs remarquablement montré la chercheuse Susan Golombock dans un livre paru en 2015, « Modern families » et dont nous avons publié un compte-rendu.
Le subtil accompagnement des familles précaires
La question de la précarité et de ses impacts est abordée. Le guide souligne que les effets négatifs des situations de précarité et de pauvreté sur l’exercice de la parentalité, sur la solidité des liens familiaux, sur l’éducation au sein de la famille, la relation à l’institution scolaire sont « pluriels et cumulatifs ».
La pauvreté est davantage associée à des difficultés comportementales et cognitives chez les enfants. « Elle augmente la vulnérabilité des parents, favorise les modes d’éducation autoritaires, une moins grande disponibilité, une moins grande capacité à soutenir les enfants en difficulté ». Autant de constats aujourd’hui très documentés par la recherche. Sur le terrain, les professionnels sont à la fois inquiets des carences rencontrées, perplexes face à des « formes de consommation problématiques », et mal à l’aise face à « des petits trafics, formes de délinquance banalisés voire légitimés ». L’équilibre est subtil mais il faut pouvoir comprendre le désarroi de ces familles, les dérives qui en découlent et apporter aide matérielle et accompagnement psychologique. Les auteurs estiment qu’il faut favoriser les échanges de pratiques, de bons plans, l’entraide, la solidarité et miser sur la motivation des parents qui constitue « ce qu’il y a de plus universel et porteur de projets ».
Les valeurs portées par l’approche interculturelle
Tout au long de l’ouvrage émergent des principes d’intervention, tels que
« la pédagogie de l’égale dignité des personnes doit inspirer toute relation familiale et éducative». Chacun est appelé à devenir acteur de sa vie, en se débarrassant de la tentation de « la victimisation ou de la servitude volontaire ». Les parents doivent être soutenus pour mieux s’approprier leurs fonctions et mieux assumer leurs responsabilités. Les acteurs de terrain, eux, doivent assurer « une analyse lucide de la situation, une explicitation des malentendus culturels, une valorisation des capacités d’action des individus ». Selon l’Adric, il s’agit de développer une citoyenneté démocratique, en respectant la diversité culturelle mais en ne faisant pas de la culture l’alpha et l’omega des comportements et relations humaines.
Et pour réussir cette noble entreprise, l’Adric juge nécessaire de se garder de cinq grands risques : ethnocentrisme, racisme, sexisme, communautarisme, idéologisation du religieux à des fins politiques. Et propose de s’appuyer sur cinq
valeurs partagées : « respect des droits fondamentaux » (accueil de qualité, confidentialité, information adaptée…), « égalité de traitement », « responsabilité » (une autonomie progressive plutôt qu’une culpabilité paralysante), « égalité homme/femme », « laïcité ». Au sujet de la laïcité, le guide rappelle qu’en dehors des professionnels oeuvrant dans le service public, chacun jouit de la complète liberté d’expression de ses convictions religieuses, « limitée seulement par le respect des autres citoyens et de l’intérêt général ».
Plus que jamais le champ de la parentalité est indissociable des profonds questionnements sociaux et politiques qui sont au cœur de l’actualité. Le guide de l’Adric apporte sa contribution, documentée, claire et didactique. On imagine que les formations qui accompagne sa diffusion répondent aux mêmes exigences.