Voici le dernier article consacré au rapport de la « Early Intervention Foundation » publié en juillet 2016, très dense revue de littérature sur l’évaluation des dispositifs de soutien parental. Nous proposons ici une présentation de la partie du rapport dédiée aux programmes axés sur la stimulation cognitive des enfants.
Ce recensement des programmes les plus efficaces en matière de prévention des troubles cognitifs est proposé par l’EIF dans sa revue de littérature publiée en juillet 2016, intitulée « Des fondations pour la vie : les interventions efficaces pour soutenir les interactions parents-enfants dans les premières années ». Le développement cognitif d’un enfant, rappellent en préambule les auteurs, découle d’interactions complexes entre son capital génétique, hérité, et son environnement, principalement déterminé par ses parents pendant la toute petite enfance.
Zone proximale de développement et étayage cognitif
Les auteurs reviennent sur le concept de « zone proximale de développement » proposé par Vygotsky, soit cette distance entre ce que l’enfant sait déjà faire et ce qu’il peut parvenir à faire très prochainement avec l’aide d’un adulte. Cette aide a été appelée « étayage » par Jérôme Bruner. Il s’agit d’un ensemble de comportements explicitement éducatifs ou pas, comme maintenir l’attention de l’enfant sur une tâche tout en évitant qu’il ne se décourage. Cette attitude requiert d’être très sensible aux besoins de l’enfant en tant qu’apprenant. Un cercle vertueux se crée ensuite. Le parent rend l’apprentissage possible, accessible, l’enfant apprend, prend confiance, améliore ses fonctions exécutives, apprend de mieux en mieux etc… Les auteurs insistent aussi sur le fait que le langage est au cœur du développement cognitif.
La qualité des interactions parent-enfant dans les premières années prédit la qualité des fonctions exécutives à l’école. La sensibilité parentale et l’attachement sont très corrélés à la mémoire de travail et à la capacité à se concentrer sur certains aspect d’une tâche difficile à l’âge de 3 ans, alors que d’autres fonctions exécutives, telle que l’auto-régulation, sont davantage liées aux compétences langagières des parents et des enfants.
La plupart des interventions axées sur le développement cognitif de l’enfant sont réservées aux enfants de milieux défavorisés. Une minorité d’entre elles ont été proposées pour des enfants chez lesquels une difficulté avait déjà été diagnostiquée (quel que soit le milieu social).
Pourquoi ces interventions ciblent les enfants selon leur milieu socio-économique
Grandir dans une famille défavorisée est le premier facteur de risque de connaître des difficultés scolaires futures pour un enfant de un an (voir notre article complémentaire sur le sujet). Les auteurs expliquent qu’au Royaume Uni, alors que les acquisitions des enfants de cinq ans ont globalement augmenté, le fossé entre les enfants de familles pauvres et les enfants des classes moyennes est resté le même. Précisons qu’en France, ce fossé, sur le plan scolaire, a même tendance à s’accentuer.
Pour les auteurs il est évident que la pauvreté et les difficultés qui vont avec affectent négativement le développement précoce par des mécanismes directs et indirects. Les parents moins éduqués (c’est le cas dans les milieux les moins aisés), sont moins en capacité d’offrir un environnement stimulant à leurs enfants. Les mères diplômées parlent à leur enfant de façon plus fréquente, utilisent un vocabulaire plus riche, et répondent de façon plus appropriée à la production langagière de l’enfant.
La recherche montre que le comportement parental dans la petite enfance peut modérer certains effets du statut socio-économique. Certains aspects de l’environnement familial (dont le nombre de biens au domicile et le comportement parental) influent sur une variété de données développementales chez les enfants de milieux pauvres. Les pratiques parentales incluant la sensibilité maternelle, la lecture partagée, les activités périscolaires, et la gestion parentale du comportement de l’enfant, expliqueraient, selon certains auteurs, 40% du fossé cognitif constaté chez les enfants à l’âge de 4 ans, selon le niveau socio-économique de leur famille.
En 1974, Bronfenbrenner a proposé plusieurs modèles d’interventions précoces visant à réduire ce fossé développemental avant l’entrée des enfants en CP. Depuis ces idées ont alimenté de nombreux programmes de grande ampleur. Les enfants des classes moyennes blanches qui ont également profité de ces interventions n’ont pas semblé en tirer davantage de bénéfices que ceux ayant eu accès aux services universels habituels.
Ces programmes axés sur le développement cognitifs se distinguent en 3 catégories : la combinaison de plusieurs composantes, avec un travail auprès des enfants et auprès des parents, à travers un environnement scolaire enrichi et des visites fréquentes aux parents ; des interventions à domicile qui enseignent aux parents des stratégies efficaces d’étayage et la meilleure façon de mettre en place un environnement stimulant à base de jouets et livres appropriés à l’âge de l’enfant ; des programmes de stimulation langagière qui promeuvent la lecture partagée et l’utilisation du langage par l’enfant.
Les programmes qui partent de l’école et ciblent parents et enfants
La plupart de ces programmes sont américains. Pour le Early Intervention Foundation, ils sont difficilement transposables dans un contexte britannique et ne proposent donc pas le niveau de preuves suffisants mais les auteurs estiment malgré tout qu’en contexte américain, ils ont été fortement évalués, avec pour résultat une indéniable efficacité, et même parfois des gains spectaculaires dans les performances cognitives des enfants. Pour exemple les programmes Perry Preschool et Abecedarian, parmi les plus connus (et qui ont notamment inspiré le PARLER Bambin français), ont montré une augmentation du QI juste après le programme, suivie d’amélioration en terme de santé et d’employabilité à l’âge adulte.
Le head Start programme, très connu lui aussi, a montré de très bons résultats à court terme mais une forte atténuation des effets lorsque les enfants intègrent l’école primaire. L’hypothèse avancée est que, contrairement au Perry Preschool et à l’Abecedarian, le Head Start n’est intensif que sur une courte période.
Néanmoins, il existerait des effets « dormants » concernant le Head Start. La première cohorte suivie sur 30 ans montre en effet que les jeunes adultes ayant bénéficié du dispositif avaient plus de chance d’intégrer l’université et de trouver du travail.
Les auteurs du rapport proposent ensuite un focus sur le « Sure Start children’s centre » implanté en Grande Bretagne à la fin des années 90. Le problème de ce dispositif est qu’il ne propose pas un noyau dur d’objectifs et de services, sa mise en œuvre est donc très variable d’une région à l’autre. Les premiers résultats ont été décevants, même s’ils étaient difficiles à interpréter en raison de cette grande variabilité dans la mise en œuvre. Il semble que les effets soient particulièrement bénéfiques quand l’intervention a lieu dans un cadre scolaire et qu’elle inclut un programme fondé sur les preuves à destination des parents (le rapport américain sur les interventions efficaces avait lui aussi relevé ce point : les programmes en milieu scolaire avec un volet parental ont de bons résultats).
En conclusion, les programmes de stimulation cognitive qui misent sur plusieurs actions en direction des enfants et des parents ont des effets mais à plusieurs conditions : ils doivent durer longtemps (plusieurs années) et être intensifs, ils semblent plus efficaces s’ils incluent un programme préscolaire structuré qui soutient activement les apprentissages, la qualification des enseignants doivent être élevées et le nombre d’enfants par classe faible.
Les programmes axés sur les visites à domicile
Les visites à domiciles (VAD) qui visent un meilleur développement cognitif de l’enfant obtiennent des résultats modestes, souvent décevants. Pour que ces dispositifs soient plus efficaces, des progrès doivent être accomplis : une meilleure formation et supervision des professionnels, une plus grande intensité dans le suivi, un meilleur ciblage des populations (il semble que ces dispositifs ne profitent vraiment qu’aux familles les plus vulnérables). Il semble aussi qu’il soit préférable de coupler les VAD avec des interventions dans les centres de soin. La qualité des services accessibles en dehors du dispositif (pour l’emploi ou la santé des parents par exemple) joue le rôle d’un facteur externe qui peut impacter les résultats. Les programmes qui obtiennent les meilleurs résultats sont en tous cas ceux qui sont les plus intensifs (au moins quatre visites par mois pendant au moins une année), qui sont assurés par des thérapeutes ou travailleurs sociaux très qualifiés, lesquels vont enseigner aux parents des compétences très spécifiques.
Les programmes axés sur le développement précoce du langage
C’est une étude réalisée en 1995 par Hart et Risley qui a mis en lumière de façon étayée ce qui avait déjà été bien souvent observé : la façon dont le développement du langage des tout petits est très lié à l’expression orale de leurs parents, elle-même liée à leur niveau d’instruction et milieu socio-économique. Cette étude a montré que les mots utilisés par l’enfant à 3 ans, leur nombre, leur nature, la syntaxe, constituaient un décalque du vocabulaire des parents. Par conséquent, il existe très tôt un fossé langagier entre les enfants selon leur milieu social. Fossé qui se traduit ensuite par des inégalités scolaires. Cette étude a donné lieu à une expression couramment utilisée, « le fossé des 30 millions de mots » signifiant par là qu’à l’âge de trois ans un enfant de milieu défavorisé aura entendu 30 millions de mots de moins qu’un enfant de milieu aisé. Ce nombre a été contesté mais l’existence du fossé en lui même fait consensus. Des études supplémentaires ont montré que ce fossé existe déjà à l’âge de 18 mois.
Pour les experts, le problème ne réside pas seulement dans le nombre de mots entendus, il ne s’agit pas d’une simple question de vocabulaire. Ce sont les interactions du quotidien entre les parents et les enfants (donc les paroles adressées) qui ont un impact sur le développement du vocabulaire. Plus ces interactions seront riches, plus elles feront appel à un vocabulaire varié et plus elles stimuleront les compétences cognitives et capacités de mémoire nécessaires à l’apprentissage ultérieur de la lecture.
La lecture partagée apparaît comme un moment privilégié pour une communication enrichie et il semble que des activités structurées autour de la lecture améliorent l’usage du vocabulaire des parents à faibles revenus auprès de leurs enfants.
Il existe deux types de programmes visant à stimuler le langage des enfants : les programmes d’alphabétisation familiale qui vise à faire prendre conscience aux parents de l’importance de la lecture partagée et les interventions basées sur la lecture dialogique qui transmettent aux parents des compétences spécifiques à utiliser pendant les temps de lecture.
Les programmes d’alphabétisation familiale
Ils sont proposés en universel à partir de la mise à disposition de livres ou de façon ciblée à destination des populations considérées comme vulnérables. Les parents apprécient en général ces services mais les preuves, elles, ne sont pas probantes en raison d’une trop grande variété d’activités proposées et du manque d’évaluations rigoureuses.
Le programme australien « lisons un livre » a ainsi peu d’incidence sur la pratique de lecture des parents et le développement cognitif des enfants. Les chercheurs qui l’ont évalué avancent une hypothèse : la trop faible intensité du programme (un livre gratuit et des explications au cours de visites de santé aux 4ème, 12ème et 18ème mois). Mêmes résultats décevants pour le dispositif américain « Even start » mis en place dans les années 80 avec comme objectif d’augmenter l’utilisation des livres et des activités de lecture dans les familles pauvres ayant des enfants de moins de 7 ans, à base d’activités de lecture pratiquées en classe et de dons de livres aux familles. Là aussi, il semble que ce soit la faible intensité du programme qui explique ses faibles résultats.
Les interventions en lecture dialogique
Le modèle original a été posé par l’équipe de Whitehurst à la fin des années 80 et repose sur des livres qui ont été choisis parce qu’ils pouvaient favoriser l’échange entre parents et enfants. Les parents apprennent des stratégies pour interagir avec l’enfant pendant la lecture, lui poser des questions ouvertes et connecter l’histoire avec des événements de la vie réelle. L’objectif est d’amener l’enfant à être en capacité de généraliser le vocabulaire appris dans un autre contexte. Ce dispositif existe aujourd’hui en vidéos, que les parents peuvent consulter à leur guise.
Il semble que la simple exposition aux livres pendant la toute petite enfance accroisse le vocabulaire et les capacités d’apprentissage des enfants tandis que la lecture dirigée faite par les parents (avec des interventions plus explicites) contribue spécifiquement aux capacités de déchiffrage lors de la première année d’apprentissage de la lecture et de compréhension lors de la deuxième année.
Même si les résultats de ces dispositifs de lecture dialogique sont significatifs, ils demeurent modestes et sont plus probants pour les familles des classes moyennes blanches. Peut-être parce que ces interventions sont trop peu intensives pour que les parents des milieux défavorisés parviennent à maîtriser les stratégies enseignées.
La recherche montre que les programmes efficaces sont ceux qui reposent sur une instruction explicite des enjeux et des objectifs (rappeler aux parents qu’il s’agit d’augmenter le vocabulaire de l’enfant).
Les interventions qui ciblent les enfants ayant un retard de développement
Certains enfants peuvent présenter un retard de développement cognitif ou langagier sans que l’origine de ce retard soit psycho-sociale. Ce trouble peut être pris en charge au sein de services scolaires spécialisés, par des spécialistes de la parole, lesquels ne sont pas étudiés dans ce rapport qui ne s’est intéressé qu’aux dispositifs de soutien parental. Ces programmes coachent les parents avec des techniques susceptibles de les aider à engager leur enfant dans des conversation qui lui permettront d’acquérir de nouveaux mots.
Parmi les 20 programmes recensés, deux peuvent être considérés comme fondés sur des preuves (c’est peu, mais d’autres programmes efficaces, délivrés en milieu scolaire, ont été exclus de l’analyse). Les deux interventions qui se détachent ont en commun d’être proposées via des visites à domicile à des enfants de moins de cinq ans vivant dans des familles défavorisées.
La première, REAL (pour the Raising Early Achievement in Literacy, « augmenter les acquisitions précoces de l’alphabétisation »), cible les enfants de trois ans de milieu défavorisé et dure 18 mois. Elle est composée de 5 sessions de groupe et dix visites à domicile et repose sur l’idée d’un tissage environnemental propice au langage : permettre à l’enfant d’être immergé dans un environnement avec une forte présence de l’écrit et du langage oral.
Le programme fait appel à des professionnels qualifiés, il est d’une faible intensité (un rendez-vous toutes les trois semaines) sur une longue période. La connaissance disponible sur le développement du langage chez l’enfant est partagée avec les parents, ce qui les place en position d’acteurs à part entière.
Le deuxième dispositif à avoir obtenu un bon niveau de preuve, « Let-s play in tandem » (Jouons en tandem) est proposé à une population similaire (enfants de trois ans de milieu défavorisé) et vise l’amélioration des compétences inhibitrices de l’enfant et d’autres fonctions exécutives nécessaires aux apprentissages. Des visites au domicile de 1h30 à 2 heures ont lieu chaque semaine et consistent à former les parents à des activités éducatives qui vont étayer les apprentissages de l’enfant : comment favoriser les interactions verbales, comment stimuler l’enfant, lui transmettre des instructions, le féliciter. Les activités sont axées sur les apprentissages pré scolaires (connaître son nom, son adresse, les couleurs), le calcul, l’écoute et la communication. Le programme mise sur une explicitation auprès des parents des compétences en étayage qui vont contribuer à soutenir l’enfant dans ses apprentissages scolaires.
Le rapport de l’EIF met en avant un autre programme, le « Parents as First Teachers » (les parents en tant que premiers éducateurs) bien qu’il ait obtenu des résultats mitigés. Le principe : partager avec les familles des informations scientifiques sur le développement de leur enfant en fonction de son âge pour les aider à identifier les grandes étapes, leur proposer des activités et jeux adaptés au développement de l’enfant (on retrouve le principe du programme québécois Jeux d’enfants expérimenté à Lille), inciter les parents à une attitude réflexive sur leur parentalité, interroger le bien-être familial. L’objectif est de favoriser la résilience familiale et les pratiques parentales positives.
Les premiers résultats publiés en 2008 étaient décevants. L’une des hypothèses avancées étant que trop de familles de l’échantillon appartenaient à la classe moyenne (les résultats sont en général plus marqués avec les familles à faibles revenus qui bénéficient davantage de ces interventions).
En dépit de cette faible efficacité, la Suisse a décidé d’importer le dispositif et de le tester auprès de familles défavorisées. L’évaluation définitive n’était pas disponible lors de la publication du rapport de l’EIF. Les résultats provisoires montrent une amélioration des capacités langagières des enfants mais ces améliorations décroissent dans le temps. Le comportement des enfants rapporté par les parents s’améliore lui aussi (de façon constante cette fois) ainsi que le comportement parental. Les données semblent bien plus probantes et plus robustes que celles des études précédentes. Deux explications possibles à cela : dans l’expérimentation zurichoise, les famille sont été plus strictement ciblées selon un critère socio-économique, les intervenants étaient hautement qualifiés et avaient l’habitude travailler avec des publics vulnérables.
S’assurer qu’un programme sera délivré aux familles qui en ont le plus besoin, par des praticiens particulièrement qualifiés qui assureront un haut niveau de qualité, semblent constituer des gages de réussite. Autre conclusion : deux voire trois mauvaises évaluations ne doivent pas forcément sonner le glas d’une intervention mais doivent signifier la nécessité d’importantes améliorations.
Concernant l’ensemble de ces programmes dédiés au développement cognitif, les auteurs de cette revue de littérature estiment qu’ils manquent très souvent d’une réelle évaluation, à la hauteur de celle qui va être retrouvée dans le domaine de la santé mentale. D’autre part, en raison des sources utilisées, qui recensent rarement les programmes visant le retard langagier sans prendre en compte la défaveur sociale de la famille, les auteurs n’ont pas pu effectuer une synthèse qui ne concerne que le retard de développement en tant que tel, sans biais psycho-social.
Dans un chapitre plus général, les auteurs insistent sur le fait que les programmes pour lesquels les preuves sont les plus robustes sont ceux qui ciblent explicitement les enfants à risque ou présentant déjà des difficultés. Ils ne veulent pas signifier par là que les dispositifs universels ou les services spécialisés proposés dans le cadre d’une offre universelle (universalisme proportionné) sont inefficaces ou inutiles. Simplement, les programmes ciblés, établis à partir de facteurs de risque, ont davantage prouvé leur efficacité et constituent aujourd’hui la piste la plus prometteuse. Cette hypothèse doit pouvoir être testée avec des échantillons encore plus importants.