S’il est un domaine où l’attachement semble une approche particulièrement opérationnelle c’est bien la protection de l’enfance. La deuxième journée du colloque « Innover et agir en prévention pour construire le lien d’attachement » organisé à Bordeaux les 3 et 4 octobre 2019 par l’Institut de la Parentalité a donc été consacrée et cette articulation.
Retrouvez les neuf propositions issues de ces deux journées de colloque.
Retrouvez l’intégralité de notre compte-rendu, découpé en quarte articles (dont celui-ci, en gras ci-dessous):
Première partie du colloque: focus sur la santé mentale périnatale
Deuxième partie du colloque: la construction des liens
Troisième partie du colloque: la théorie de l’attachement depuis la fenêtre de la protection de l’enfance
Quatrième partie du colloque: Des interventions de prévention et de protection construites autour de l’attachement
Cette deuxième journée (après un focus sur la périnatalité et une explicitation de la théorie de l’attachement) permet d’abord de revenir sur la notion de langage commun. Car pour Anne Raynaud, directrice de l’Institut de la Parentalité, la théorie de l’attachement nous amène « une vision de la psychopathologie structurée ». « C’est un socle qui peut nous ouvrir à du langage commun. Ce n’est pas exclusif. Ce n’est pas parce qu’on ne parle pas de l’intra psychique qu’on l’oublie. Les deux sont reliés. Les professionnels de la petite enfance se sentent fatigués, épuisés. Ils ont le souhait de trouver des manières de faire autrement, pour compléter ce qu’on a pu faire ».
La première table-ronde de cette deuxième journée permet de s’immerger dans la problématique de la protection de l’enfance.
« Il y a une urgence sur le terrain, pose Anne Raynaud. Les enfants placés vont présenter un problème de santé mentale 2 à 3 fois plus élevés. » Autre question : « Comment accompagner les parents biologiques des enfants placés ? » « Les professionnels évoquent le souhait de rentrer dans des actions concrètes de prise en charge. Longtemps on a fait comme on a pu. Aujourd’hui d’autres visions s’ouvrent à nous, d’autres explications. On est tous responsables de la chaîne de sécurité vertueuse ». Emmanuelle Ajon, vice présidente du département de Gironde (qui s’apprête à signer une convention avec l’Institut de la Parentalité) rappelle qu’avec le schéma départemental de la protection de l’enfance, « l’ambition est de continuer à adapter les modes de prise en charge et d’intervenir précocement ».
Marie-Paule Martin Blachais, « Les Besoins fondamentaux en Protection de l’Enfance : Un nouveau paradigme pour les institutions, les professionnels, les familles ? »
Marie-Paule Martin Blachais, Directrice scientifique et pédagogique de l’Ecole de Protection de l’Enfance et Directrice et Rapporteur de « La démarche de consensus sur les Besoins Fondamentaux de l’enfant en Protection de l’Enfance », 2017, a été invitée à présenter cette démarche et le rapport qui en a découlé. Elle commence par un bref rappel historique.
En France, la politique publique en protection de l’enfance date de la fin du 19è siècle, avec le retrait de la puissance paternelle, décision très radicale, une substitution par la puissance publique. Avec le décret de 1935, pour la première fois un travailleur social intervient au domicile. C’est l’idée qu’il y a peut-être une éducabilité des parents possible avec une transmission des savoirs, un savoir faire, un savoir être. C’est le début de l’assistance éducative. En 1958 on procède à une répartition des tâches entre autorité administrative et autorité judiciaire. « Après ces années, on observe un grand vide en matière de politiques publiques de protection de l’enfance. Des rapports sont publiés pour alerter sur les enfants qui restent en institution, sur le fait qu’on perd de vue famille et fratrie.»
Les lois de 2005 et 2016 comme fondements d’une nouvelle doctrine
Pour Marie-Paule Martin-Blachais la loi du 5 mars 2007 a constitué un tournant majeur dans la composition d’une véritable doctrine. Elle revient sur article 1 qui pose la nécessité de « prévenir les difficultés, accompagner les familles et prendre en charge partiellement ou totalement ». « On a pensé que le focus était mis sur les parents. Mais il faut lire l’article 2 ! Il pose l’intérêt de l’enfant et la prise en compte de ses besoins fondamentaux qui doivent guider toutes les décisions qui le concernent. Ce sont les principes de la convention internationale des droits de l’enfant ».
Ce tournant majeur a été conforté par la loi du 14 mars 2016 puisque l’article 1er édicte que la protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant.
Ce qui permet d’avoir une définition claire de ce qui est l’objet, le sujet, de la protection de l’enfance, et qui conduit à une centration sur l’enfant. Ce sont ces besoins fondamentaux qui légitiment l’intrusion de la puissance publique dans la sphère privée.
Genèse de la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant
Mais de quoi parle-t-on quand on parle des besoins fondamentaux de l’enfant ? Cette question a conduit à la démarche de consensus. « Une démarche de consensus c’est inhabituel dans le secteur social et sanitaire. Cela sous entend qu’il y a dissensus. Ces démarches s’appuient sur une étude de la littérature, la constitution d’un comité d’experts, des auditions ». Un débat public a été organisé avec quatre tables-rondes.
La commande portait sur trois points :
Quels sont les besoins universels et comment peuvent-ils être déclinés en Protection de l’Enfance ?
Peut on imaginer un cadre de référence d’analyse d’évaluation des solutions ?
Quels contenus pour les formations ?
Le méta besoin de sécurité
La démarche a établi une « carte des besoins fondamentaux universels de l’enfant » avec le « tricotage de plusieurs écoles de pensée, de disciplines ». « Il n’y avait pas tant de dissensus », note Marie-Paule Martin-Blachais. « Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une posture avec une exclusive de telle école de pensée. Les écoles peuvent se parler et se parlent ».
Elle axe son propos sur un « noyau central qui constitue un ensemble » : le méta besoin de sécurité, ce besoin qui prime sur tous les autres car s’il n’est pas satisfait il compromet tout le reste.
Ce meta besoin s’appuie sur 3 étages : la physiologie, la protection contre toutes les formes de violence, le besoin affectif et relationnel.
D’autres besoins ont été listés :
– Besoin d’expérience et d’exploration du monde
– Besoin d’un cadre, de règles, et de limites
– Besoin d’identité
– Besoin d’estime de soi et de valorisation de soi
Ont été posés 10 principes pour un « cadre de suppléance structurant » :
– Accompagner la rupture et le placement
– Favoriser l’accès à une nouvelle figure d’attachement
– Garantir la stabilité de la sécurité affective dans la continuité
– Donner un sens au placement
– Inscrire l’enfant dans sa lignée et dans une temporalité narrative dans le présent et l’avenir
– Privilégier la temporalité développementale de l’enfant (le temps de l’enfant n’est pas le temps des institutions, le temps judiciaire, éducatif, d’intervention, de prise en charge)
– Garantir une prise en charge multidimensionnelle des besoins (projet pour l’enfant, approche holistique)
– Garantir une cohérence de parcours
– Assurer le suivi du statut juridique au regard de son intérêt
– Garantir les modalités de la relation avec la constellation familiale (« on aurait souhaité qu’il y a ait un chapeau au dessus du décret pour dire que les visites médiatisées doivent répondre à l’intérêt de l’enfant »). « Les droits des parents sont des droits fonction, des droits au service d’obligation »
Evaluer les mesures d’intervention
« Il y a des mots difficiles à entendre dans ce secteur, évaluation, efficience, poursuit-elle. Que faisons nous ? Comment le faisons nous ? Avec quel impact ? Et quels types de feedback ? »
Souvent il existe une double vulnérabilité (30% des enfants de l’ASE ont un suivi MDPH). « On a voulu rappeler (c’était déjà dans loi du 5 mars 2007) qu’il fallait des prestations avec une évaluation : sur la situation du mineur, la situation des parents, sur le contexte. On a repris l’approche écosystémique de Bronfenbrenner. » La démarche a également proposé un référentiel de cadre d’analyse évaluative en 3 dimensions (Helen Jones, Grande-Bretagne) : le niveau de l’enfant (attachement, approche développementale, socialisation…), les compétences parentales, la famille et l’environnement (quelles ressources, quels supports, quels tiers).
Sept recommandations (et 38 propositions) ont été formulées dans le rapport. « Dans cette démarche, nous interrogeons l’appareil de formation initiale, que tous les acteurs qui travaillent de près ou de loin avec les enfants et les familles puissent avoir un corpus de connaissances partagé », conclut Marie-Paule Martin-Blachais.
Sophie Turcotte, La stabilité des liens et la continuité des soins : regard sur les dimensions sociales et juridiques au Québec
Elle laisse sa place à la Québécoise Sophie Turcotte, responsable du Centre de réadaptation L’Escale qui accueille des jeunes filles adolescentes avec des traumas complexes et des troubles de l’attachement, des troubles du comportement graves. « Ces adolescentes terminent leur enfance chez nous pour débuter leur vie d’adulte avec des histoires épouvantables ». « Au Québec, poursuit-elle, intervenir en protection de la jeunesse relève des service de 2è ligne. Il faut qu’il y ait eu un signalement, souvent les gens ne sont pas volontaires pour recevoir des services.»
Le socle : la loi sur la protection de la jeunesse de 1979
Elle propose une « mise en contexte de la loi ». La loi sur la Protection de la Jeunesse est appliquée depuis 1970. Pendant longtemps l’Etat ne s’est ingéré que pour les situations pénales et criminelles. Avant 1900 la famille était à la base des systèmes d’entraide. Progressivement, avec l’industrialisation et l’urbanisation, l’Etat a pris davantage de place. En 1921 est votée la première loi sur l’assistance publique, en 1950 le premier régime de protection de l’enfance, modifié l’année suivante et qui inclut tous les enfants de moins de 18 ans avec des mesures d’hébergement et de placement. La loi sur la protection de la jeunesse votée en 1979, qui continue de servir de socle, a pour but de protéger les enfants dont la sécurité ou le développement est compromis tout en aidant leurs parents à exercer leurs responsabilités.
En 2006 apparaissent une nouvelle philosophie et de nouvelles modalités d’intervention avec l’introduction des durées maximales de placement, la promotion de la participation active de l’enfant et de ses parents aux décisions et au choix des mesures. L’idée est aussi de baliser le recours exceptionnel à l’hébergement dans une unité d’encadrement intensif (pour les adolescents qui se mettent en danger, les fugueurs récurrents).
Les objectifs et les principes de la loi sont les suivants : l’intérêt de l’enfant et le respect de ses droits, la primauté de la responsabilité parentale, la participation active de l’enfant et de ses parents. « On nomme des choses, des faits qui ne vont pas, précise Sophie Turcotte. On s’entend pour trouver des solutions ensemble. On privilégie le maintien de l’enfant dans son milieu familial ». Autres principes : la continuité des soins et la stabilité des liens et des conditions de vie, la participation de la communauté, l’importance d’agir avec diligence, le respect des personnes et de leurs droits (il faut rappeler aux parents leurs devoirs), la prise en considération des caractéristiques des communautés culturelles et des communautés autochtones.
Le concept de protection
« L’attachement est davantage considéré dans l’analyse et l’application du concept de protection. Au Québec on est très fort pour évaluer mais en fonction d’une grille d’analyse et du concept de protection. On intervient pour mettre fin à une situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant et éviter qu’elle se reproduise. On met des balises de sécurité autour de la famille et de l’enfant ».
Le concept de protection signifie qu’on recueille des données sur les faits, c’est à dire qu’on apprécie la vulnérabilité de l’enfant, les capacités des parents (quelles compétences, quelles difficultés, quelles lacunes, qu’est ce qu’ils reconnaissent, quelle est leur histoire, comment peuvent-ils se mobiliser?), les capacités du milieu (la communauté, la famille élargie peut servir de balise de sécurité).
Dans l’application de son travail, la Direction de la Protection de la Jeunesse ne peut pas obtenir toute l’information qu’elle veut. « Ce qui n’est pas lié au signalement, on n’a pas le droit de l’avoir. La DPJ peut aller chercher un enfant même si le parent n’est pas en accord. On a des stratégies pour le faire et bien le faire. On a beaucoup de pouvoir, on peut pénétrer dans un lieu pour chercher un enfant. On intervient avec les instances policières, on peut avoir accès à un dossier d’un tiers mis en cause dans un signalement ».
L’entrée dans le service de protection de la jeunesse, c’est le signalement. Quels sont les faits, la vulnérabilité, les capacités ? Le service en charge de la première analyse (réception et traitement des signalements) a une grille d’analyse des faits et essaie de voir s’il y a une présomption de compromission de l’enfant. Si le signalement est retenu, alors il y a une évaluation pour voir si la famille doit rester dans le cadre de la DPJ et si des mesures doivent être appliquées (sous régime volontaire avec l’adhésion des parents ou alors avec des mesures judiciaires). La grande partie des familles suivies le sont sous régime judiciaire.
Les défis de l’article 4 de la loi sur la protection de la jeunesse : le maintien du lien face aux enjeux cliniques
L’article 4 de la protection judiciaire de la jeunesse pose que la priorité est donnée au maintien de l’enfant dans son milieu familial (au sens élargi). L’implication des parents est recherchée.
« On a une loi mature, un bon régime de protection de l’enfance mais cet article 4 suscite des défis, des enjeux », explique Sophie Turcotte. En illustration elle raconte l’histoire de Nicolas (3 ans) et Magalie (10 mois). Le signalement est fait sur la base du conflit conjugal (violences, insultes, reproches), de négligences physiques (hygiène, alimentation), du risque sérieux pour les enfants en raison de la toxicomanie du père (il a fait deux overdoses à l’héroïne, consomme du cannabis pour dormir). Après l’évaluation, sont ajoutés les mauvais traitements psychologiques en raison de la santé mentale de la mère (dépression, pas d’énergie, tentatives de suicide) et la négligence éducative (attitudes parentales inappropriées, des allées et venues au sein du domicile de gens inconnus). Les enfants n’ont pas de routines de vie. Nicolas est en hypervigilance, la petite est apathique, sous-stimulée. Tout est désorganisé. Les enfants sont confiés à la grand-mère en urgence. Le frère cadet de la mère, 18 ans, habite avec la grand-mère. Celle-ci commence à refuser l’accès du domicile au service. Or, il faut s’assurer des conditions de vie. Le service a aussi l’information que le frère cadet a des antécédents de violences. La grand-mère ne veut pas parler de son fils. Elle collabore peu, nie les problèmes des parents. Elle dit : « les enfants ont un toit et de la nourriture ».
« Nous sommes inquiets, poursuit Sophie Turcotte. Nous passons en revue toutes les autres alternatives dans le milieu familial, il n’y en a pas beaucoup. On demande à la justice de placer les enfants ailleurs. La grand-mère nie devant le juge les problèmes de santé mentale de sa fille, le conflit. Pour elle tout est nickel. Le juge considère que c’est dans l’intérêt des enfants de rester au domicile de la grand-mère pour ne pas déraciner les enfants. La loi nous commande de maintenir l’enfant dans son milieu familial en regard de l’article 4 mais ça nous amène à des enjeux cliniques. Parfois c’est difficile de soutenir un argumentaire clinique face au juge, il faut être convaincant. Quand ce n’est pas possible, que fait-on ? Et parfois le milieu d’accueil ne collabore pas plus que les parents. L’article 4 soutient le maintien du lien mais c’est quoi la définition du lien ? Un lien significatif est-ce forcément un lien de filiation ? »
On a une lecture juridique avec des enjeux cliniques. Il y a l’enjeu intergénérationnel et la reproduction du schéma. « La pomme ne tombe jamais très loin de l’arbre ». Comment convaincre ? Sophie Turcotte propose des pistes : en sensibilisant la magistrature, en outillant mieux les intervenants par un argumentaire clinique soutenu sur l’attachement, en mettant en avant le facteur de temps (un enfant ne peut pas passer son temps à attendre que son parent soit prêt), en faisant primer le développement global optimal.
Laurence Begon-Bordreuil, Quand un Juge des enfants chausse les lunettes de l’attachement
Laurence Begon-Bordreuil, Magistrate, coordonnatrice de la formation continue à l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM), livre ensuite son regard de magistrate formée à l’attachement.
Elle confie son « propre mouvement intérieur, progressif » qui lui a permis de modifier considérablement ses pratiques. « La feuille de route est d’abord le code civil qui dit peu de choses et amène des concepts larges et flous. Ces concepts donnent l’impression de permettre une interprétation aisée et de pouvoir faire rentrer plein de situations différentes. Mais en fait ils amènent beaucoup d’aléas dans la vie des enfants car les juges prennent des décisions en fonction de leurs valeurs personnelles et de leur propre histoire familiale, de leur formation. Or les enfants peuvent rencontrer plusieurs juges. J’ai cherché des solutions à ce problème, j’ai découvert la théorie de l’attachement. J’ai découvert un cadre de pensée très structurant qui amène à privilégier des optiques et solutions différentes. Cette théorie là permet de sortir du cas par cas et d’adosser sa pratique professionnelle à la recherche scientifique. On peut être plus ferme et plus serein auprès des familles pour expliciter les décisions plus aisément. »
Quand une juge reconnaît ses erreurs
La magistrate poursuit avec la loi du 14 mars 2016 qui met le focus sur les besoins fondamentaux de l’enfant. « Néanmoins, observe-t-elle, cette priorité ne figure pas dans le code civil, ce n’est donc pas la feuille de route des magistrats. Le regard du juge est porté sur les atteintes plus ou moins importantes qu’on peut opérer sur les attributs de l’autorité parentale. On ne retrouve pas dans les textes l’idée du regard porté sur les besoins fondamentaux ».
Elle propose un « exemple très frappant, très choquant ». Il s’agit de quatre enfants confiés à l’ASE depuis plusieurs années (13 ans, 10 ans, 5 ans et deux ans). Les deux derniers sont en famille d’accueil (la dernière confiée à la naissance). La maman avait eu un long parcours d’errance et de toxicomanie et depuis deux ans avait retrouvé un logement, entamé des démarches d’insertion professionnelle, collaborait avec les services et avait des liens réguliers avec ses enfants. Le service de l’ASE préconisait le maintien du placement qui se passait bien à l’exception de l’aînée qui fuguait. « Moi je me suis demandé pourquoi je maintiendrais un placement alors que la mère faisait tout ce qui lui était demandé. Il n’y avait pas de danger qui justifiait le maintien du placement et aucune raison de porter atteinte aux attributs de son autorité parentale. J’ai levé le placement des autres enfants. L’une des éducatrices m’a dit que ma décision était scandaleuse. Je ne comprenais pas pourquoi. La théorie de l’attachement permet de comprendre l’erreur. Le focus était mis sur la mère alors qu’il aurait fallu se demander quels étaient les besoins de ces enfants pour leur développement. Ils avaient tissé des liens d’attachement secures. Je les ai rompus dans des conditions effectivement scandaleuses. J’ai entendu une juge québécoise dire : « avant je donnais leur chance aux parents, maintenant je donne sa chance à l’enfant ». C’est très beau. Ca illustre très bien ce qu’on est en train de chercher à faire en France. »
Le placement doit avoir d’autres objectifs que le seul retrait d’un milieu dangereux
L’objectif de l’intervention éducative en fonction de l’attachement :
– on travaille à favoriser un lien secure entre les parents et l’enfant, a minima un lien d’attachement organisé. A défaut, en deuxième intention, on fournit une figure d’attachement de suppléance, en troisième intention, en cas de dysparentalité extrême, on envisage une figure de substitution. En milieu ouvert on est dans un travail de soutien qui doit nous amener à sécuriser les parents pour augmenter leurs capacités parentales (« caring for the caregivers »), créer une chaîne de sécurité, réduire le stress qui empêche l’expression des capacités parentales.
– On cherche à augmenter la sensibilité parentale, sa capacité à percevoir les signaux de détresse de l’enfant, y donner du sens et y répondre de façon adéquate. Ce qui n’est pas écrit chez nous dans le code civil pourrait l’être pour offrir des objectifs clairs à une mesure de placement.
« Aujourd’hui l’objectif du placement c’est retirer l’enfant d’un milieu dangereux, constate la magistrate. C’est insuffisant comme objectif. Il y en a d’autres : offrir une expérience relationnelle compensatrice, offrir un soin psychique, veiller aux effets iatrogènes du placement. »
Elle précise son propos. « Considérer que retirer l’enfant d’un milieu dangereux est le seul effet du placement ne suffit pas. Pourquoi ? D’abord parce qu’on peut considérer que l’enfant est protégé dès lors qu’il est placé. Ce n’est pas du tout ça. L’enfant de prime abord vit une rupture relationnelle qui a un impact défavorable si d’autres objectifs ne sont pas poursuivis. Autre erreur : penser que l’enfant peut être remis à ses parents dès que le danger a cessé. Troisième erreur: cesser de soutenir les parents dans leurs capacités pendant le placement. »
Les services éducatifs mettent en œuvre les droits de visite mais ils ne travaillent pas forcément sur les capacités parentales. Or l’enfant va bénéficier à la fois de l’expérience relationnelle correctrice mise en place pendant le placement mais aussi de l’amélioration des capacités de ses parents. Développer une coparentalité est dans l’intérêt de l’enfant. Quand elle est possible elle est favorable au développement de l’enfant.
Le placement = offrir une expérience relationnelle correctrice
Que signifie « offrir une expérience relationnelle correctrice » ? « Il va falloir observer et évaluer le lien tissé avec l’enfant. En tant que juge j’avais très peu d’informations sur la réalité du lien tissé entre l’assistante familiale et l’enfant. Cet assistant familial est-il suffisamment stable, disponible, sensible ? J’avais peu d’informations sur ces sujets. Or c’est le point central du placement ».
Laurence Begon Bordreuil avait pris l’habitude de convier les familles d’accueil aux audiences (sauf dans les cas de très grand conflit potentiel à l’audience). Pouvoir observer sur ce temps la qualité de la relation entre l’enfant et l’assistante familiale et la collaboration ou pas entre les parents et la famille d’accueil, permet de comprendre la dynamique du placement qui se met en place et de voir si on se trouve dans une expérience correctrice ou pas. C’est aussi envoyer le message que ce qui est recherché et favorisé ce sont les figures d’attachement multiples et que les liens des uns n’excluent pas les liens des autres.
Le placement = offrir un soin psychique
Que signifie « offrir un soin psychique » ? Le placement est d’abord une perte et doit être accompagné de soins pour que l’enfant intègre les défaillances de ses parents, fasse le deuil d’une relation idéalisée avec eux et retrouve une sécurité interne au profit de ses explorations, de ses apprentissages. Qu’il puisse construire une identité narrative (donner du sens aux événements vécus) et créer des liens d’appartenance au nouveau milieu éducatif.
La grande difficulté rencontrée aujourd’hui : le placement est truffé d’effets iatrogènes qui vont nuire à son développement. Quels sont-ils ? Les changements de lieux d’accueil sans préparation, des cycles de placements et de retours en famille au gré des décisions des juges, des fins de placement sans préparation, des droits de visite pensés comme des droits d’aller voir l’enfant et non pas comme une réponse aux besoins de l’enfant qui peut avoir besoin ou pas de continuer à rencontrer son parent. Bien souvent les droits de visite sont fixés en fonction des droits qu’on veut continuer à accorder aux parents.
Une troisième voie trop peu explorée : la rupture du lien
En France est très peu développée la troisième voie, en cas de dysparentalité extrême, d’envisager autre chose qu’un placement long. Laurence Begon Bordreuil fait référence au livre de Philippe Liebert, qui l’a beaucoup inspirée. Il rapporte qu’on est confronté en France à des situations de placements définitifs pour 15 à 20% des situations. C’est considérable. Le maintien du lien est-il bénéfique au développement de l’enfant (oui s’il y a une collaboration) ? On voit des situations où le maintien du lien entrave le développement de l’enfant et revivifie les troubles et le traumatisme.
D’où un focus sur le changement de statut de l’enfant, le délaissement parental et le retrait de l’autorité, très peu utilisés en France. Cette troisième voie est très importante car elle permet de préserver le développement psycho affectif de l’enfant et évite de l’enfermer dans des situations potentiellement pathogènes. Elle permet que les institutions publiques reconnaissent les événements vécus par l’enfant. Elles s’engagent à dire ce qui a dysfonctionné et offrent un projet de vie stable à l’enfant pas soumis aux aléas des placements. Le délaissement parental a été réformé par la loi de 2016. En cas d’absence de relation pendant un an, il est obligatoire de saisir le juge. Il faut une absence d’empêchement, que le parent ait volontairement « choisi » de délaisser son enfant (le rapport Gouttenoire préconisait de ne pas retenir cette notion d’intentionnalité). Les choses évoluent. Progressivement les saisines des tribunaux augmentent pour ces situations. Il y a encore un long chemin. Autre chemin juridique inexploité : le retrait de l’autorité parentale. Elle existe au civil et au pénal. Au pénal, dans les situations de viols incestueux, de conflits conjugaux, de violences graves, les différentes cours sont amenées à se prononcer sur ces retraits qui sont très rares. Les dossiers ne sont pas suffisamment renseignés. L’Art 378.1 parle de retrait partiel ou total en cas de maltraitance, toxicomanie, délinquance, délaissement (avec des termes moins contemporains).
Les projets de vie peuvent aller vers l’adoption mais pas nécessairement, ver des placements à long terme sans rupture, vers des parrainages.
Prendre soin des professionnels
« La théorie de l’attachement nous permet de réfléchir à notre positionnement professionnel, conclut Laurence Begon Bordreuil. Il y aurait chez les professionnels en santé mentale, d’après Nicole Guedeney, 80% d’attachement insecure voire désorganisé, c’est très impressionnant. Il me paraît vraisemblable qu’on retrouve ce phénomène en protection de l’enfance. Il est possible que les professionnels rejouent un caregiving compulsif. Intervenir en protection de l’enfance est très stressant. Qui dit stress dit activation du système d’attachement, ce qui peut être inadapté à la prise de décision. Les professionnels peuvent se retrouver dans un rôle de protection des parents contre les services éducatifs ou au contraire dans des positionnements punitifs à l’égard des parents. Comme professionnels il est très important de revisiter sa propre histoire pour comprendre comment on peut se situer. Quand un care giving compulsif est à l’oeuvre le risque d’un burn out professionnel est excessivement important. Le caring for the caregivers s’applique à tous les professionnels de l’enfance. Tendre à être soi-même une figure d’attachement secure peut avoir un impact sur toute la chaîne. A l’audience les difficultés sont nommées comme des constats, non comme des fautes. Les familles ne sont pas attaquées à l’audience, les services éducatifs ne sont pas attaqués non plus. La supervision est un espace de sécurité pour les professionnels.»
Echanges autour du lien
La modératrice, Béatrice Pérez-Dandieu, souligne « l’honnêteté intellectuelle » de la magistrate, très chaleureusement et longuement applaudie par la salle.
Lors de l’échange qui suit, plusieurs questions sont soumises aux intervenants, et pas des moindres. Par exemple celle-ci : « que pensez vous du lien ? » Brigitte Collet, pédiatre, parle de son expérience à la pouponnière d’Eyzines, de la façon dont elle incluait les parents. « « Parlez moi de votre enfant, je suis heureuse de faire votre connaissance, c’est vous qui connaissez votre enfant ».
Une question vient du public : « peut-on modifier le code civil pour protéger l’intérêt premier de l’enfant ? » Pour la magistrate Laurence Begon, oui, « ce projet doit être soutenu ». « On doit sortir du code de l’action sociale. Il faut définir cet intérêt de l’enfant en le liant à la prise en compte des besoins fondamentaux. Il faut une clarification, donc, oui, une modification du code civil ».
Autre question : « Doit-on maintenir le lien avec la famille biologique et jusqu’où ? »
Philippe Lecenne, responsable d’une MECS en Dordogne répond : « Nous sommes sous cette injonction de maintenir le lien. Mais qui a la main sur ce maintien ? Le contraire du maintien c’est l’abandon. Les institutions se défaussent sur les acteurs de terrain. On est passé de la substitution à la suppléance puis à l’accompagnement. En face de moi je ne sais plus si j’ai des usagers, des assistés ou des citoyens. Les places et positions changent. Il faut faire corréler le code civil avec le code de l’action sociale. Ne pas annuler l’autorité parentale mais introduire la responsabilité quant à l’intérêt de l’enfant, du prendre soin. Parler de la responsabilité de quérir de l’aide ». Pour Marie-Paule Martin Blachais, « la phrase injonctive ne nous dit rien du lien dont nous parlons ». « Est-ce le lien qui structure, qui permet de grandir, est ce un lien qui relie ou qui lie ? »
Emmanuelle Ajon estime qu’il faut « avoir le même dictionnaire pour parler du lien ».
D’autres questions viennent du public : « Comment des enfants peuvent ils encore passer par de nombreuses familles ? Au Québec autorise t-on les familles à s’attacher ? »
Les famille d’accueil et l’attachement
Valérie Lepelletier, chef de service de la maison du Petit Blanchon à Quebec répond : « On souhaite que nos familles s’attachent, on les forme à l’attachement, on leur apprend à être « vrai », on leur dit que ça ne sera pas facile, que l’enfant va venir tester la qualité du lien. Le maintien du lien avec la famille, oui, mais vraiment pas à n’importe quel prix. Baliser le temps d’accueil permet de faire un processus de deuil, permettre à l’enfant de se réinvestir, d’arrêter les conflits de loyauté ».
La pédiatre Brigitte Collet évoque des « évolutions » : « Les familles d’accueil sont moins nombreuses, plus difficiles à recruter. On voit beaucoup d’enfants avec des pathologies lourdes, neurologiques, neuro développementales, des troubles du comportement, des troubles psychiatriques. Avec ces prises en charge très dures, des enfants qui crisent, ne dorment pas, font au lit, ça conduit aux échecs de placement ».
La modératrice, Béatrice Pérez Dandieu, remarque que « souvent on les confie à des âges avancés ». Sophie Turcotte prend le micro : « Pour un enfant de 12 mois, la durée maximum de placement est d’un an, il faut un projet de vie durable rapidement. De 2 à 5 ans, on attend maximum 18 mois et pour les enfants de 6 ans et plus, c’est deux ans maximum. Il faut un projet de vie le plus rapidement. Le parent le sait. Les enfants qu’on reçoit sont les plus carencés. Ils ont un lourd passé. On cible des familles d’accueil qui acceptent de s’engager sur du court terme. On a aussi la banque mixte c’est à dire des familles qui accueillent un enfant adoptable. »
Emmanuelle Ajon parle des familles d’accueil « qui se sentent seules et abandonnées, amenant à des ruptures de placement ». « Il faut les reconnaître un comme maillon de la chaîne de sécurité et diversifier les profils. Le département est en train de travailler sur des lieux de répit pour la famille et l’enfant ».
Quelle formation ont les familles d’accueil au Québec ? « Chaque famille reçoit une formation et bénéficie d’un suivi-qualité », répond Sophie Turcotte. Valérie Pelletier complète : « on forme les familles sur le modèle du trauma complexe pour les enfants très hypothéqués, sur l’importance des routines. On travaille la régulation des affects, les fonctions exécutives. C’est ce qui permet le processus de cicatrisation. Notre base c’est l’attachement pour ensuite aller plus loin ».
Quid du devenir des enfants placés ?
Marie-Paule Martin Blachais livre les résultats d’une étude longitudinale en France : un tiers de la cohorte est constitué d’un public qui bénéficie de l’ascenseur social et tire bénéfice de son parcours en protection de l’enfance, un tiers est considéré comme ayant une insertion sociale acceptable, proche de son milieu d’origine en terme de conjugalité/parentalité, et qui va volontiers vers les dispositifs de soutien à l’âge adulte, et il y a un dernier tiers qu’on retrouve dans la grande exclusion, les grande difficultés medico psycho sociales. Elle déplore qu’on ne sache pas montrer « ce que rapporte l’investissement dans la prévention ».
Retrouvez l’intégralité de notre compte-rendu, découpé en quarte articles (dont celui-ci, en gras ci-dessous):
Première partie du colloque: focus sur la santé mentale périnatale
Deuxième partie du colloque: la construction des liens
Troisième partie du colloque: la théorie de l’attachement depuis la fenêtre de la protection de l’enfance
Quatrième partie du colloque: Des interventions de prévention et de protection construites autour de l’attachement