Etablir un pont entre la recherche et les pratiques des enseignants pour qu’enfin tous les enfants réussissent : c’est l’objectif de cette conférence de consensus sur la lecture intitulée « Lire, écrire, comprendre » organisée ces 16 et 17 mars 2016 à l’Ecole Nationale Supérieure de Lyon par le CNESCO. Le principe : un jury composé d’acteurs de terrain auditionne des experts puis formule des préconisations.
La dernière conférence de consensus consacrée à la lecture avait eu lieu en 2003. Et depuis, comme le note Michel Lussault, de l’Institut Français de l’Education (IFE/ENS Lyon), coorganisateur de cette édition 2016, des recherches ont été menées, de nouvelles préoccupations sont apparues, « concernant le rôle de la lecture dans la réussite scolaire mais aussi dans la réussite biographique de l’individu ». Il a donc semblé pertinent, à la lumière des nouvelles découvertes, de refaire le point sur la façon dont l’apprentissage pouvait être amélioré.
La compréhension, parent pauvre de l’apprentissage
La compréhension des textes constitue le cœur de la première journée de conférences. C’est Olivier Dezutter, de l’université de Sherbrooke (Canada), président de cette conférence, qui est chargé de rappeler les enjeux du sujet par quelques propos liminaires. Le terrain est immédiatement déminé : « On veut sortir de la querelle des méthodes. Il existe un consensus sur la nécessité d’un travail simultané sur le code et le sens ».
Concernant l’éternel débat sur la méthode, les résultats intermédiaires de la très vaste enquête pilotée par Roland Goigoux, qui porte sur les modalité pratiques d’enseignement de la lecture au CP, montrent que le type de manuel utilisé (très syllabique ou plus intégratif) a peu d’impact sur les performances des élèves car chaque maître s’approprie l’ouvrage et l’utilise de façon très spécifique. Ce qui ressort pour le moment de cette étude, en revanche, c’est que la compréhension des textes est, selon Roland Goigoux, « le parent pauvre de la pédagogie des maîtres du CP ». Comme le pose également Olivier Dezutter, il y aurait un « surinvestissement du travail sur le code », au détriment de la compréhension. Ce que confirme Roland Goigoux : « Les enseignants du CP mettent entre parenthèses, sans même s’en rendre compte, l’apprentissage de la compréhension. Ils pensent qu’ils effectuent ce travail parce qu’ils font lire des textes à leurs élèves mais la majeure partie du temps est passée à décoder ces textes, pas à travailler sur leur compréhension.» Nous avons abordé ce sujet dans un précédent article, “Entrer dans la lecture c’est bien encore faut-il y rester“.
Parce qu’il apparaît notamment qu’une bonne compréhension des textes lus par un adulte favorise la bonne compréhension d’un texte lu de façon autonome par un enfant, Roland Goigoux enjoint les enseignants à prendre au sérieux les nouveaux programmes qui viennent d’être publiés. Ces derniers préconisent notamment de distinguer les textes sur lesquels les enfants seront amenés à travailler seuls, qui devront être accessibles et déchiffrables, des textes lus par l’enseignant en dehors de tout travail sur le code, et qui pourront être plus ambitieux, plus « résistants » en jargon pédagogique.
L’accent mis sur la métacognition
Autre particularité de ces nouveaux programmes : ils abordent la dimension métacognitive. « C’est à dire la conscience chez les élèves des processus à mettre en œuvre pour comprendre un texte, identifier les difficultés et mobiliser les stratégies pour les résoudre » précise Anne Vibert. Ou encore la capacité de ces élèves à devenir des lecteurs autonomes.
Maryse Bianco, de l’Université Pierre-Mendès-France de Grenoble, a elle aussi beaucoup insisté sur cette dimension métacognitive. Notamment parce que la lecture est une activité cognitive complexe et multidimensionnelle. Le bon lecteur sait identifier les mots, la structure de la langue, il sait traiter le discours, comprendre les implicites, aller au-delà de ce qui est dit, adopter une attitude réflexive, s’auto-évaluer. Un bon lecteur a une lecture fluide et une attitude « stratégique ». Ces deux compétences fondamentales, la fluidité et le positionnement stratégique, reposent sur l’acquisition d’automatismes, y compris en compréhension. « Il faut enseigner ces automatismes, martèle Maryse Bianco, il faut apprendre la lecture stratégique métacognitive ».
L’importance de l’enseignement explicite
D’après les recherches présentant un niveau de recommandation élevé, il est conseillé de faire appel à un enseignement explicite des stratégies de compréhension. Le maître fixe des objectifs précis et découpe les activités en unités maîtrisables (pour éviter la surcharge cognitive). Il présente son expertise en montrant son propre raisonnement, la façon dont il s’y prend lui-même pour surmonter les difficultés, et les procédures suivies, à titre d’exemple, pour que l’élève se les approprie. « Il est fondamental que les élèves qui ont des difficultés perçoivent le raisonnement qui permet d’arriver à la solution », pose Maryse Bianco. C’est ensuite par la discussion, par la verbalisation, par un jeu d’argumentation que l’élève s’approprie ces procédures. Dernière étape : l’élève est soumis à un entraînement, et à une pratique individuelle. La segmentation de la difficulté, la progressivité de l’apprentissage, l’incontournable répétition, permettent une automatisation des règles du raisonnement.
Pour Maryse Bianco il est nécessaire de dépasser certains clivages artificiels. Les travaux sur l’enseignement explicite n’ont ainsi jamais opposé ces « activités décrochées » ou spécifiques avec l’activité de lecture des textes. « Tout dépend de l’âge et du niveau des élèves ». De la même façon l’enseignement explicite n’est pas l’exact négatif du constructivisme. D’un point de vue scientifique, assure-t-elle, cette opposition est paradoxale. « Les schèmes procéduraux de Piaget ne sont pas si éloignés des propositions cognitivistes ».
Plus tard Sylvie Cèbe, de l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrant, reviendra elle aussi sur ces faux clivages méthodologiques en évoquant la « perspective modulaire » versus l’« approche intégrée ». La première consiste à apprendre aux enfants ce qu’est une inférence puis à pratiquer des exercices, la seconde à entrer par le texte plutôt que par la compétence. C’est alors l’oeuvre qui gouverne l’enseignement, ce sont les problèmes rencontrés qui amènent à découper le texte. Les deux spécialistes sont d’accord : le choix de la méthode dépend de l’objectif recherché, de l’âge et du niveau des élèves. Maryse Bianco insiste : on peut mêler les approches dans la mesure où il apparaît aujourd’hui nécessaire de différencier les apprentissages. « On ne peut pas appliquer la même méthode à tout le monde, notamment aux enfants en difficulté. La question du guidage et du dosage dépend de l’expertise de l’élève auquel on s’adresse ».
Et L’importance des apprentissages implicites
Bernard Lété, de l’Université de Lyon 2, propose de son côté un focus sur les « apprentissages implicites », non conscients, non intentionnels, difficilement verbalisables, qui ne nécessitent pas la présence d’un professeur ou d’un feedback correcteurs. Mais s’ils se passent d’intention, ils ne peuvent se passer d’attention. L’enfant doit être mobilisé, engagé pour que ces savoirs implicites soient stockés, d’ailleurs durablement (ils résistent à l’oubli même en cas de troubles psychologiques). Certains utilisent l’image de l’iceberg pour déterminer la place de ces connaissances dans l’acquisition des savoirs : les savoirs explicites seraient la partie émergée de l’iceberg alors que les savoirs implicites, bien plus importants, seraient l’énorme partie immergée. Bernard Lété préfère l’image de la maison avec des savoirs implicites qui constituent les fondations de la cognition.
Il rappelle qu’il existe des « affrontements sévères » entre théoriciens. La conception « abstractionniste » ou « innéiste » considère que l’enfant a recours à des processus de généralisation à partir d’événements rencontrés. Il procède à des extrapolations, il est capable de comprendre seul la règle à partir d’une situation rencontrée. L’approche « extraction par régularité statistique » pose au contraire que le cerveau du jeune enfant fait des associations efficaces et élémentaires qui sont liées aux propriétés biologiques des neurones, à partir de la fréquence des situations. Il fait en permanence des statistiques, des exercices de probabilités, il s’ajuste. Cette deuxième approche a la préférence du chercheur qui estime que la lecture s’automatise si l’enfant lit beaucoup et souvent.
Pour lui, les savoirs implicites constituent le carburant de la lecture, ils sont mobilisés dans l’activité alors que les savoirs explicites constituent le moteur, ils sont mobilisés pour la lecture. Les deux types de savoirs sont donc essentiels. Pour que l’enfant puisse mettre en oeuvre ses connaissances implicites il doit être délibérément engagé dans ce qu’il fait. C’est là tout le challenge de l’école pour Bernard Lété : donner aux enfants le goût et l’envie de lire pour qu’ils bénéficient de la puissance des apprentissages implicites.
Cette école qui creuse les inégalités
On pourrait presque écrire que ce sont les enfants en difficulté qui justifient les conférences de consensus sur la lecture. Si de tels événements sont nécessaires c’est bien parce que l’école de la République parvient de moins en moins à faire progresser les plus faibles, et qu’elle semble même creuser les écarts de départ. Thierry Rocher l’a bien rappelé lors de cette première journée. Les performances en lecture et compréhension se dégradent depuis le début des années 2000. Le nombre d’enfants qui se situent dans les niveaux les plus faibles augmente. Les difficultés sont concentrées sur la compréhension des textes et les compétences langagières. Les enfants de fin de CP ont beaucoup progressé en 15 ans sur les mécanismes de base de la lecture et les compétences phonologiques. Mais en CE2, on ne retrouve pas cette avance prise par les élèves du CP. Au contraire, ils régressent. Ce phénomène a d’ailleurs très bien été montré par Daniel T Willingham, un chercheur américain, et très bien raconté dans son livre paru l’année dernière, « Raising kids who read », que nous avons chroniqué sur GYNGER. Les Américains parlent ainsi de « l’effondrement du CM1 » pour évoquer ces enfants, en général de milieux défavorisés, qui apprennent correctement à lire les deux premières années puis décrochent au fur et à mesure que le niveau de compréhension des textes augmente.
Roland Goigoux note d’ailleurs que dans son étude, la dimension socio-démographique des élèves joue peu dans l’explication des différences de niveau à l’issue du seul CP (c’est après que cette dimension a un impact fort). Il souligne aussi que l’effet de ce qui se passe dans la classe a des effets réels en ce qui concerne les compétences des enfants en écriture, mais en a peu pour les progrès en compréhension. On sait en effet très bien que la compréhension est corrélée au vocabulaire et donc à l’origine sociale, à ce qui s’est produit avant la scolarisation, elle est moins susceptible d’être impactée par ce qui se passe en classe. Si en plus les maîtres travaillent peu cette compétence, l’influence du milieu d’origine est renforcée, elle n’est en tous cas pas contrée. Tandis que l’apprentissage de l’écriture, compétence plus technique, est davantage lié à la pratique de classe.
Les différences se creusent ensuite tout au long de l’élémentaire. 40% des élèves en fin de CM2 n’atteignent pas les objectifs fixés par les programmes. En fin de collège 20% des élèves sont en difficulté. « On observe également un décrochage, une dégradation très nette des élèves des établissements les plus socialement défavorisés, précise Thierry Rocher. Les liens entre les performances des élèves et les origines sociales sont très forts en France, beaucoup plus que dans les pays du nord par exemple ». Le chercheur insiste aussi : on a observé une fracture importante à l’école entre 50% des élèves qui maîtrisent la navigation numérique et une moitié pour lesquels les compétences sont fragiles. « Attention à l’idée répandue que les digital native ont tous des compétences naturelles. Les inégalités sociales sont toujours très répandues sur le numérique ». Un autre intervenant, Hervé Fernandez, de l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme, a de son côté rappelé que 7% des 18-65 ans sont concernés par l’illettrisme, soit 2,5 millions de personnes. La moitié d’entre elles exercent activité professionnelle, 30% sont en zone rurale, 50% ont plus de 45 ans et 71% parlaient français à la maison à l’âge de 5 ans. L’illettrisme et l’immigration ne se confondent donc pas. Si les zones urbaines sensibles affichent un taux d’illettrisme deux fois plus élevé que la moyenne nationale, c’est bien sur l’ensemble du territoire qu’il faut agir. Lorsqu’il est question des jeunes enfants, sur ce sujet, on parle de prévention puisque l’illettrisme désigne les difficultés de lecture des adultes. Pour Hervé Fernandez, « la prévention de l’illettrisme est au cœur des missions de l’école. » « La seule question qui nous réunit, finalement c’est « comment faire réussir les enfants des pauvres ? »
Bien identifier les obstacles à la lecture
José Morais, de l’université libre de Bruxelles, rappelle que la première difficulté face à l’apprentissage de la lecture est souvent liée à l’incapacité à prendre conscience des phonèmes dans la parole. Certains enfants peuvent avoir un problème avec l’identification catégorielle des lettres (distinguer les minuscules des majuscules par exemple) ou avec les lettres en miroir. Mais il ne s’agit pas là d’un prédicteur d’échec grave. Ce qui va bien davantage entrer en ligne de compte pour José Marais ce sont les difficultés liées aux indices lexicaux et supra-lexicaux. Ce sont eux qui pèsent davantage sur la compréhension. Ils sont très liés à l’origine socio-économique. Le chercheur insiste sur les mesures de soutien mises en place dans la petite enfance. « Les différences commencent dans le ventre maternel, il faut former les parents dès que l’enfant naît à la littératie émergente, leur expliquer comment le plonger dans un bain de langage ». Il le rappelle : la France est le seul pays de l’évaluation PISA qui a connu un accroissement des inégalités aux extrêmes. La pédagogie seule ne peut certes pas tout changer mais des méthodes efficaces et adaptées (nourries des découvertes des sciences cognitives) peuvent contribuer à inverser la donne.
Trouver la bonne pédagogie pour aider les plus faibles à réussir
Les experts auditionnés se sont employés à apporter quelques pistes de réflexion pour répondre à la question des inégalités. Outre les dispositifs mis en place dans et hors de l’école pour faciliter l’accès de tous les enfants aux livres (à ce sujet voir notre vidéo « Des livres à soi »), certaines pratiques pédagogiques semblent plus indiquées pour les élèves en difficulté ou issus de milieux plus précaires. L’enseignement explicite développé par Maryse Bianco est ainsi recommandé pour ces enfants qui auront du mal à faire seuls certains apprentissages implicites. Roland Goigoux a lui expliqué que les élèves les plus faibles bénéficient davantage des dictées formelles tandis que les bons élèves tirent partie de « l’écriture tâtonnée » qui fait appel à davantage d’autonomie. Roland Goigoux fait également part d’un résultat contre-intuitif en matière d’apprentissage des correspondances phonèmes/graphèmes: « Les élèves les plus faibles sont pénalisés par une planification trop lente du nombre de correspondances enseignées. Ils sont favorisés quand le tempo est plus rapide. Quand les maîtres introduisent beaucoup d’éléments combinatoires en même temps, ça permet à tout le monde de progresser. » Sylvie Cèbe, elle, insiste sur le vocabulaire : « L’enseignement systématique du lexique est très bénéfique pour les élèves de milieu populaire mais si on n’y revient pas systématiquement ça se perd. Les enseignants sont d’excellents pourvoyeurs de mots, ils s’adaptent à leurs élèves mais une chose est insuffisamment développée : l’insistance sur la mémorisation. Rares sont les enseignants qui apprennent aux élèves à utiliser un mot en situation différente et qui insistent “ce mot là est très important”. »
L’efficacité des interventions précoces et ciblées
Jean Écalle, de l’université Lyon 2, s’est exprimé sur les interventions permettant de réduire les difficultés de lecture. Il a rappelé les trois grands prédicteurs de la réussite de la lecture, la connaissance des lettres, la capacité à identifier des mots écrits, la maîtrise de la compréhension. Une expérience a été menée par son équipe en maternelle, à la fois sur le code et la compréhension. Ce projet, Dispositif Pédagogique pour l’apprentissage de la Lecture-Ecriture en Grande section (DIPALE) a consisté en une double stimulation des connaissances précoces, sur le code (connaissance des lettres, entraînement des habiletés phonologiques, entraînement au décodage de syllabes simples) et sur la compréhension (construction d’un modèle mental de situation, détection d’inconsistances, traitement d’anaphores et de la causalité). Ce dispositif a obtenu des effets très positifs, surtout pour les enfants qui au départ avaient des performances plus faibles.
Ces résultats semblent donc plaider pour une intervention précoce et ciblée, sujet très sensible en France (et traité sur GYNGER). Autre enseignement : le fait d’améliorer les capacités en compréhension a une incidence sur les compétences de décodage.
Pour Jean Ecalle, l’identification de profils de lecteurs (identifieurs/compreneurs) permet de cerner les processus déficitaires ou préservés chez les enfants et d’ajuster les supports de soutien utilisés pour un meilleur impact. Les logiciels d’entraînement, notamment pour la compréhension, se révèlent très efficaces, pour peu que les enseignants soient bien formés à leur utilisation. Cette identification de profils de lecteurs permet d’ailleurs de dépasser la question de l’hétérogénéité des classes. Le chercheur a insisté sur la nécessité d’évaluer les expériences menées. « L’école doit se doter d’outils fondés scientifiquement et validés ». Jean Ecalle a également rappelé qu’en diminuant drastiquement le nombre d’élèves par classe dans les quartiers en difficulté, on obtenait aussi de bons résultats.
Apprendre à lire, du CP au lycée
Outre cet accent mis sur la nécessité de travailler la compréhension, la conférence a également insisté sur l’importance d’un travail sur la lecture dans toutes les disciplines, et tout au long de la scolarité. Au Québec, tous les enseignants, qu’ils exercent en école primaire ou au lycée, suivent un cours commun intitulé « lecture, écriture et réussite scolaire ». Comme le rappelle Anne Vibert, Inspectrice Générale de l’Education Nationale, en France les nouveaux programmes stipulent que la compréhension en lecture doit faire l’objet d’un apprentissage spécifique dans toutes les disciplines, en histoire géographie comme en sciences. Les programmes introduisent la notion de continuité et de progressivité pour la compréhension des textes de la maternelle au collège. L’allongement du cycle 2 jusqu’au CE2 doit permettre les révisions et l’acquisition des automatismes.
Martine Jaubert, de l’Espé d’Aquitaine, souligne elle à quel point les supports écrits utilisés par les enseignants du secondaire devaient faire l’objet d’un travail de recontextualisation disciplinaire pour être bien compris des élèves. « L’élève doit s’inscrire dans un contexte disciplinaire pour comprendre un texte. Or le contexte est souvent opaque pour lui. Les textes font entrer dans univers culturel éloigné du monde quotidien. » Pour que l’enfant puisse s’ancrer dans une discipline, il doit en connaître les enjeux épistémologiques. Les savoirs n’existent pas en eux mêmes, ils sont le fruit d’une activité humaine spécifique, les spécialistes créent des mondes discursifs, mettent en œuvre de usages langagiers. Et tout cela doit être explicité. La connaissance générale de la langue ne peut suffire à la compréhension parfaite d’un texte en sciences ou en histoire-géographie. « Il ne faut pas laisser croire aux élèves que lire écrire et parler serait la même chose d’une discipline à l’autre », estime Martine Jaubert. Elle plaide pour une verbalisation des stratégie, des ponts entre les points de vue initiaux et les points de vue disciplinaires, la prise en compte du « collectif classe », l’importance des discours intermédiaires. Ce travail, qui participe à un renforcement des pratiques de lecture ne peut absolument pas être délégué au seul professeur de français qui ne connaît pas les controverses des autres disciplines. Et il doit être permanent. C’est au début de chaque cours que les professeurs doivent permettre aux élèves de s’ancrer dans la discipline en la recontextualisant.
La lecture de documents informatifs nécessite un apprentissage
Séverine De Croix, de l’Université de Liège, va dans le même sens que Martine Jaubert. « Les textes informatifs sont difficiles, denses, spécialisés, avec un guidage serré, un appareillage spécifique, des stratégies de reformulation, une progression thématique qui nécessite de mémoriser les articulations ». Ils requièrent une lecture stratégique, une compréhension de leur nature et de leur utilité. Or, « les élèves en difficulté n’ont pas de stratégie, ils se lancent dans une lecture littérale de ces textes » affirme Séverine De Croix. Il est donc important de clarifier la nature et le statut des documents pour que l’élève comprenne pourquoi l’enseignant lui donne à lire tel document à tel moment.
Il existe des stratégies permettant aux élèves de s’approprier et de comprendre des documents informatifs. Il est notamment conseiller de leur apprendre à souligner, mettre en plan, résumer, lire silencieusement en s’auto-questionnant. La prise de notes est bienvenue, sachant que les notes mettant en exergue les liaisons entre les informations sont plus efficaces que celles qui pointent le vocabulaire. Séverine De Croix donne d’autres astuces précises : les élèves peuvent « survoler » une double-page documentaire sur un temps restreint puis en reproduire la silhouette avec les titres, blocs et légendes, retracer l’itinéraire de lecture, émettre des hypothèses sur le genre et la provenance du texte. Ils peuvent aussi repérer et souligner les nombres ainsi que le mot ou expression qui le suit ou le précède immédiatement et, en sous-groupe, émettre des hypothèses sur la signification de ces nombres.
Les jeunes et la lecture, vieille rengaine
Que les adolescents d’aujourd’hui lisent beaucoup en classe cela ne fait aucun doute. Mais en dehors de la classe, l’antienne la plus répandue serait qu’ils ne lisent plus. Christine Destrée, de l’ENS Lyon, appelle à cesser de se représenter un « passé mythique où tous les adolescents auraient été passionnés de lecture ». « Hier comme aujourd’hui, réfléchir sur les pratiques de lecture des jeunes oblige à naviguer entre 2 écueils : le catastrophisme et l’utopisme (selon lequel les textos et internet seraient une nouvelle forme d’écriture) ». Christine Destrée retourne la question : « Pourquoi les jeunes lisent-ils encore ? » Elle assure qu’il ne faut pas associer la quantité de temps dédiée à une activité à l’investissement symbolique qui lui est attaché. Certes à l’adolescence le temps consacré à la lecture diminue au profit de celui dédié à la sociabilité, à la musique, aux écrans. « Mais quand on leur pose la question de l’activité qui leur manquerait le plus si elle était amenée à disparaître, la lecture l’emporte devant la télévision ». Les adolescents lisent beaucoup de mangas, véritables marqueurs générationnels et marqueurs importants de l’identité de genre. La chercheuse estime que les adultes peuvent avoir une interprétation « limitée, traditionnelle et légitimiste » du verbe lire.
Pour un usage raisonné des nouvelles technologies
Jean-François Rouet, de l’université de Poitiers, rappelle ensuite à quel point notre société est plus que jamais une société de l’écrit. « La massification des technologies numériques entraîne une surabondance des informations. On passe d’une société où l’oralité est importante à une société où la communication se fait de plus en plus par l’écrit. On ne fait pas de SMS ou de page Facebook si on ne sait pas lire. On ne parle plus dans les services publics, on renvoie à la capacité à accéder à un service en ligne. Il y a de la lecture partout. » André Tricot, de l’université de Toulouse, est pour sa part revenu sur le bénéfice de l’utilisation du numérique dédié spécifiquement à l’amélioration de certaines compétences. Certains logiciels sont efficaces pour l’amélioration de la reconnaissance des mots chez les élèves en difficulté. Le numérique permet la répétition et donc l’entraînement, la multi-modalité, le retour immédiat. Pour ce qui est du numérique non dédié, c’est à dire non destiné à optimiser une compétence particulière, André Tricot est plus circonspect. «La lecture numérique est plus exigeante, elle exige de nouvelles compétences. Les outils numériques permettent de concevoir des supports plus riches, plus dynamiques, ils permettent des taches de lecture plus intéressantes et plus engageantes mais certains présentent des exigences cognitives telles qu’on ne peut pas traiter les informations. Ils peuvent alors détériorer l’apprentissage.»
A l’issue de ces travaux le jury présentera en avril ses recommandations. Olivier Dezutter, le président de la conférence, espère qu’elles contribueront à « donner une chance à tous les enfants de découvrir la lecture et ses super pouvoirs ».