La petite enfance apparaît de plus en plus comme un levier essentiel de l’investissement social. La présentation par l’Ansa et le réseau Générations Mutualistes des premières évaluations du programme Jeux d’enfants l’a encore montré. La CNAF a d’ailleurs annoncé lors de ce colloque qu’en matière de modes d’accueil, le développement de l’enfant dans une perspective d’égalité des chances devenait un des objectifs prioritaires, au moins autant que la conciliation des temps de vie. Notre synthèse des échanges.
L’Agence Nouvelle des Solidarités Actives (Ansa) et la Mutualité française rendaient publiques ce jeudi 7 septembre les premières évaluations d’impact du programme Jeux d’enfant, expérimenté dans d’abord à Lille (voir notre article) puis dans cinq crèches (notamment Nantes et Auxerre). Adapté d’un programme québécois lui-même issu du fameux Carolina Abecedarian, le dispositif repose, selon les termes de Michel Martin, Président de Générations Mutualistes, sur quatre points majeurs : la contribution à la réduction des inégalités, une approche centrée sur les capacités de l’enfant, l’implication des parents auprès des professionnel, une démarche évaluative du dispositif.
Observation fine de l’enfant et zone proximale de développement
Il s’agit pour le professionnel d’observer attentivement l’enfant pour lui proposer une activité qui corresponde réellement à l’état de son développement (et non son âge) et lui permette de progresser sans être mis en difficulté. Le programme préconise aussi des interactions adulte/enfant fréquentes, individuelles et intentionnelles, la lecture précoce de livres, les soins enrichis (faire de chaque moment de la journée une occasion de langage), la répétition (jouer souvent au même jeu avec l’enfant lui permet de le maîtriser), et la recherche permanente de l’intérêt et de l’implication des parents. Très exigeant, le dispositif semble néanmoins compatible avec le travail effectué dans les EAJE français, pour peu que les professionnelles soient réellement accompagnées. C’est ce que montrent en tous cas ces premières évaluations qui portaient sur l’implantation en tant que telle (on y reviendra).
A l’origine de Jeux d’enfants, le Carolina Abecedarian, à destination des familles pauvres
Le Carolina Abecedarian, programme américain, s’adressait initialement à des enfants défavorisés (voir notre entretien avec Kimberly Sparling-Meunier, la fille du concepteur de ce programme). L’objectif était de contrebalancer les effets d’un environnement inadapté ou carencé et de compenser le manque de stimulations de ces enfants. Les très nombreuses évaluations ont montré l’impact assez spectaculaire de ces interventions, notamment sur le développement cognitif des enfants, mais aussi à long terme sur de nombreux indicateurs (réduction du décrochage scolaire, des grossesses précoces, de la consommation de tabac et d’alcool, des problèmes de santé). Elles ont aussi souligné que si tous les enfants tiraient bénéfice de ce type d’accompagnement, les petits des familles les plus pauvres étaient ceux qui réalisaient les progrès les plus notables. En ce sens, pour Michèle Pasteur, directrice de l’Ansa, Jeux d’Enfants est « emblématique et précurseur de l’investissement social ». Cette notion s’est bien évidemment trouvée au cœur des échanges de la matinée.
La petite enfance au cœur de l’investissement social
Marine Boisson-Cohen, adjointe au directeur du département Société et Politiques sociales chez France Stratégie, a rappelé qu’un séminaire partenarial consacré à l’investissement social avait eu lieu en 2016-2017 et qu’en toute logique la première séance avait été consacrée à la petite enfance. « Il s’agit de la politique la plus emblématique de la stratégie d’investissement social ». Pourquoi ? Parce qu’il existe un modèle cumulatif de la pauvreté, un désavantage en entraînant un autre et que seule une intervention précoce peut briser cet enchaînement et rétablir un cercle cumulatif vertueux.
L’investissement social en petite enfance est donc devenu un leitmotiv, notamment à la CNAF. Pauline Domingo, sous-directrice, Responsable du département enfance jeunesse et parentalité, a d’ailleurs tenu un discours sans ambiguïté sur le sujet : « La branche famille ne mesurait pas son action en matière d’investissement social. Elle veut désormais l’inscrire en tant que telle dans ses orientations stratégiques. Qu’est ce que ça veut dire pour la petite enfance ? Cela nous fait changer de paradigme. Dans la précédente Convention d’Objectifs et de Gestion, la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle était l’enjeu majeur. Maintenant l’enjeu sera davantage du côté de la socialisation des enfants comme levier de lutte contre les inégalités. Qu’est ce que ça veut dire pour le développement de l’offre ? Comment accompagne-t-on les familles les plus éloignées, les plus vulnérables, qui parfois s’auto-censurent ? Qu’est ce qu’on attend comme qualité au sein des modes d’accueil? Adapte-t-on nos financements selon des objectifs de conciliation ou de socialisation ? »
Autant d’interrogations essentielles et stimulantes. A l’écoute de cette prise de parole audacieuse, on se demandait d’ailleurs comment la Secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, invitée à conclure la matinée et davantage connue pour son engagement en matière de conciliation (elle est la fondatrice du blog puis réseau Maman travaille) que pour sa connaissance de l’impact de la pauvreté sur le développement des enfants, allait orienter son discours. Elle a ménagé la chèvre et le chou, estimant qu’il était nécessaire de répondre aux attentes des familles et en même temps aux besoins des enfants. Elle a rappelé d’un côté que les modes d’accueil constituaient une condition de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et de l’autre que la prime enfance représentait une période d’opportunités comme de risques. Marlène Schiappa a également préconisé une étude de cohorte afin de mesurer l’impact à long terme d’un dispositif tel que Jeux d’Enfants.
Cibler les enfants défavorisés : équité ou rupture d’égalité ?
En inscrivant cette approche dans une perspective d’investissement social, l’Ansa a en tous cas clairement rappelé l’enjeu de lutte contre les inégalités qui la sous-tend. C’est important dans la mesure où lorsque ce type d’expérimentations se tentent en France elles s’accompagnent toujours de réserves et de craintes quant aux risques afférents au ciblage. Il faut lutter contre les inégalités mais sans jamais vraiment les nommer, pour ne pas stigmatiser. Il faut accompagner les enfants considérés comme plus vulnérables, leur donner plus mais offrir malgré tout le même service à tout le monde, pour ne pas étiqueter les uns, et ne pas léser les autres (la sacro sainte égalité française). Sur le sujet le sociologue Pierre Moisset qui fait partie du comité d’experts a encore mis les pieds dans le plat (il l’avait déjà fait lors d’un précédent colloque de l’Ansa).
Il a ainsi rappelé qu’il n’était pas forcément aisé de transformer un programme explicitement conçu au départ pour les familles pauvres en un dispositif universel proposé à des publics mixtes (ceux des crèches), avec des besoins différenciés. « Cela pose la question du choix des enfants. Certains enfants et leurs parents sont plus demandeurs de stimulations car ils sont de milieux plus aisés. Mais alors quid des autres enfants, étant donné que l’objectif est la lutte contre les inégalités ? Il y a un questionnement des équipes face à ça. Et un dilemme. Il faut un projet d’établissement très fort, un vrai consensus sur le sujet. Il faut pouvoir dire aux parents demandeurs qu’il y a des enfants prioritaires et que c’est une question d’équité. »
Gaëlle Gérard, référente Jeux d’Enfants dans un établissement de Nantes pour Harmonie Santé, a observé cet écueil mais constaté aussi que la situation s’arrangeait d’elle-même. « Les familles très demandeuses ont fini par estimer, à tort, que les jeux étaient trop simples et s’en sont un peu désintéressées. Les retours les plus positifs sont venus des familles les plus en difficulté avec leur enfant ou avec l’équipe. Et le niveau de progression a été énorme sur ces enfants là. Donc, naturellement, parce qu’elles ont vu les effets sur eux, les professionnelles se sont tournées vers les enfants qui en avaient le plus besoin ».
L’impact négatif de la défaveur économique sur le développement des enfants ne relève pas du préjugé
Il se trouvera tout de même une personne dans la salle pour exprimer ses réticences quant à la distinction entre familles favorisées et défavorisées. « Je ne comprends pas ce que ça veut dire en fait. Je suis fille d’instituteurs, au sens de Bourdieu j’étais favorisée mais pas tant que ça dans les faits... » Florent de Bodman responsable Projet Petite Enfance à l’Ansa répondra posément qu’il existe un indicateur précis pour estimer la défaveur économique : le seuil de pauvreté qui se trouve à 60% du revenu médian. En janvier 2014, lors de la présentation du premier rapport Terra Nova sur la lutte contre les inégalités dans les crèches à Bobigny, François Chérèque, alors président de Terra Nova avait fait la même réponse à la même question. En septembre 2014 lors du mémorable colloque organisé par la CNAF, l’Institut Montaigne et Terra Nova, c’est Sylviane Giampino, actuelle vice-présidente du Haut Conseil de la Famille, de l’Enfance et de l’Age, auteure du rapport sur l’accueil du jeune enfant, qui s’était émue que soient sans cesse évoquées les familles défavorisées sans qu’on les définisse (retrouvez ces verbatim dans un précédent article). On connaît l’implicite de ces réserves et de cette rhétorique: étiqueter les familles vulnérables revient à les juger et à les considérer comme moins aptes, ce qui relèverait d’un stéréotype infondé, et les bourgeois aussi peuvent avoir des problèmes. Bref, pourquoi faire de la défaveur sociale un critère de vulnérabilité pour les enfants ? Sans doute faudrait-il sans cesse rappeler les milliers d’études qui montrent la forte corrélation entre statut socio-économique des familles et développement de l’enfant puis devenir sur le plan scolaire ou psycho-social. La littérature scientifique sur le sujet ne laisse pas de place au doute : l’impact négatif de la défaveur économique sur le développement des enfants est une réalité, pas un préjugé.
La compatibilité de Jeux d’enfants avec d’autres pédagogies
Une autre intervenante s’est demandée ce qu’il en était de la créativité avec des dispositifs aussi formalisés. Il est vrai que Jeux d’Enfants repose sur la connaissance d’une liste impressionnante de repères de développement et sur leur correspondance avec 200 activités très précises. « Toutes les professionnelles n’ont pas la compétence d’être créatives, répond Gaëlle Gérard. Les jeux sont très bien étudiés. Il faut leur faire confiance. Donc attention, si on change les jeux proposés, il ne faut pas le faire n’importe comment. Le jeu reste néanmoins un prétexte à l’interaction. » Elle précise que personne ne peut apprendre par cœur les fascicules et qu’en effet, leur lecture approfondie est chronophage. Une autre professionnelle s’inquiète que le dispositif ne soit pas compatible avec une approche de type Loczy. « En général on s’inspire de Loczy, sur la motricité libre notamment, sans avoir eu la formation Loczy, note Gaëlle Gérard. La référence unique à Loczy n’est pas praticable en structure. Idem pour Montessori, ça ne peut pas s’appliquer en totalité à cause du matériel, on ne fait que proposer des ateliers. On recourt rarement à une application absolue d’un programme, y compris avec Jeux d’Enfants. Donc ce n’est pas du tout incompatible. » Romain Dugravier, pédopsychiatre membre du comité d’expert de Jeux d’enfants confirme que « contrairement aux préventions, il existe une bonne complémentarité entre Loczy et Jeux d’enfants ».
Un dispositif prometteur mais qui nécessite un fort investissement humain
Ces premières mesures d’impact (qui portaient sur la mise en place du dispositif, sur son acceptabilité par les professionnels et les familles et non sur le développement des enfants) ont globalement montré un effet positif sur les équipes qui se sont senties valorisées et étayées. La pratique d’observation s’est améliorée ainsi que les relations entre les équipes et les familles. Le comité d’experts a noté une réelle adhésion à la pédagogie mais des efforts importants de mise en œuvre. 47% des professionnelles participant au dispositif ne se sont pas senties assez soutenues. Florent de Bodman pose des conditions pour le succès de l’essaimage : « sélectionner des structures volontaires, avoir une conduite de projet solide au sein de la structure, organiser le soutien des professionnels, prévoir un calendrier de mise en œuvre progressive et réaliste ». Les référents doivent être disponibles au quotidien pour accompagner les équipes. Comme le soulignait le sociologue Pierre Moisset dans son intervention : « Le grand gain attendu signifie de grands enjeux pour transformer l’essai ».