Bonifier le financement des crèches très investies auprès des familles vulnérables, permettre aux enfants gardés par leurs parents de fréquenter les RAM, mieux évaluer l’action des REAPP et LAEP : ce sont quelques unes des pistes évoquées par Daniel Lenoir, Directeur général -en fin de mandat- de la CNAF, et Pauline Domingo , Responsable du département enfance, jeunesse et parentalité, dans cet entretien qu’ils nous ont accordé.
Comment a émergé la notion d’investissement social dans la politique familiale ?
Daniel Lenoir : La notion d’investissement social était absente de la convention d’objectifs et de gestion 2013-2017. On y trouvait une dimension uniquement quantitative concernant la petite enfance avec des objectifs difficilement atteignables (100.000 solutions d’accueil en EAJE, 100.000 chez les assistantes maternelles). Dès mon arrivée je me suis saisi de ce thème qui sur les méthodes, jusqu’alors, n’était qu’un sujet de discours. A la suite du premier rapport Terra Nova sur la lutte contre les inégalités dès la crèche nous avons organisé, en 2014, un colloque avec ce think tank et l’Institut Montaigne. Je suis assez fier de ce débat, un peu houleux, mais qui a montré qu’au-delà des options idéologiques il pouvait y avoir consensus. Il n’était pas si évident pour la branche famille, à l’époque, de travailler avec deux think tank, dont l’un était plutôt classé à gauche et l’autre estampillé à droite. Cet événement a été à l’origine de toute une série de travaux, notamment avec France Stratégie. On a pu explorer tous les terrains d’action. Avec France Stratégie nous avons produit une note de méthodologie économique remarquable rédigée par Arthur Heim. Ensuite il y a eu le rapport sur les what works center .
Mon seul point de désaccord avec le dernier rapport Terra Nova portait sur l’objectif de 40.000 places supplémentaires mais ce n’était pas le sujet. La question c’est « comment être en mesure de donner une traduction opérationnelle au concept d’investissement social ?». Comment traduire ce concept à travers des politiques publiques ? Nous préparons à cet effet la création d’un fonds de soutien à l’investissement social au sein de la branche Famille.
Lors d’un récent colloque, au sujet de cette notion d’investissement social en petite enfance, Pauline Domingo, vous avez parlé d’un changement de paradigme. De quoi s’agit-il ?
Pauline Domingo : Il faut s’interroger sur ce que signifie décliner le concept d’investissement social en matière de politique d’accueil du jeune enfant. Le premier mode d’accueil ce sont les parents eux-mêmes avant les assistants maternels. Donc étudier les dispositifs mis en place dans les EAJE c’est intéressant mais limité. Il ne faut pas oublier que l’accueil individuel permet des interactions plus personnalisées, celles qui sont recherchées par exemple dans les programmes tels que Parler Bambin ou Jeux d’enfants. Cela peut donc être pertinent de développer ces projets dans l’accueil individuel. Nous savons aussi que les gestionnaires qui développent des projets d’accueil spécifiques en faveur de familles vulnérables ou en recherche d’emploi ont des coûts de gestion plus élevés du fait d’une disponibilité plus importante pour ces familles et de temps d’accueil plus courts et/ou plus irréguliers. L’investissement d’un responsable d’EAJE pour remobiliser ces familles doit être pris en compte. Faut-il bonifier le financement des crèches dans lesquelles il y a un accompagnement intensif de ces familles ? C’est l’une des questions que nous nous posons. Nous sommes aussi confrontés à des familles qui n’expriment pas de besoins de garde. Il s’agit d’une forme de non recours. Comment leur proposer un accueil ponctuel pour que leurs enfants puissent bénéficier d’un temps de socialisation? Les LAEP sont également des structures qui pourraient être davantage mobilisées. Ce sont des lieux visant à accompagner la qualité des interactions parents-enfants, mais ce sont aussi des espaces de socialisation pour les enfants. Enfin, d’autres lieux, pourquoi pas les relais d’assistants maternels ou des maisons de la petite enfance pourraient proposer des temps en collectif pour les enfants qui sont gardés à titre principal par leurs parents. Donc oui, la notion d’investissement social doit avoir des impacts très opérationnels.
Daniel Lenoir : Peu ou prou, toutes les dépenses de la branche famille relèvent déjà de l’investissement social. La nouveauté c’est de penser au rendement social de la dépense sociale, avec des protocoles d’évaluation des dispositifs existants ou à créer. C’est là que se situe en quelque sorte la rupture épistémologique. Il ne s’agit évidemment pas de transposer à l’identique les méthodes « evidence based ». Mais ce n’est pas parce que ces méthodes présentent quelques défauts qu’il ne faut pas s’en inspirer.
La petite enfance constitue le sujet le plus important en matière d’investissement social. Il y a aujourd’hui une convergence intellectuelle autour de ce sujet. Il faut désormais une convergence opérationnelle. L’objectif n’est pas forcément de dépenser plus mais mieux, d’avoir des évaluations des méthodes telles que Parler Bambin en crèche et chez les assistants maternels. On doit pouvoir évaluer ce que ces programmes entraînent chez les parents eux-mêmes et sur la trajectoire de leurs enfants. La grande question c’est notamment comment aider les parents de milieu défavorisé à bénéficier de l’accompagnement des structures collectives.
Daniel Lenoir, vous venez d’évoquer les parents de milieu défavorisé. Les débats sur l’investissement social, qui s’inscrit dans un objectif de lutte contre les inégalités, buttent souvent sur la question d’un éventuel ciblage et du risque de stigmatisation. Comment sortir de cette ornière ?
Daniel Lenoir : Cette question du ciblage est un faux débat. Dans l’investissement social il y a deux dimensions : la dimension individuelle et la dimension collective. Sur le plan individuel : quels que soient l’origine de la personne ou ses statuts socio-économiques, il s’agit d’augmenter ses capacités (capabilities) au sens d’Amartya Sen. On peut être riche, avoir un enfant handicapé et de ce fait besoin d’aide. C’est la dimension universelle. Sur le plan collectif : Wilkinson a bien montré qu’une société plus égalitaire est une société plus bénéfique pour tous, y compris les plus riches. Cette dimension collective implique une réduction des inégalités. Pour réduire ces inégalités nous devons raisonner en terme de capacités des individus. Elles sont plus faibles, même si ce n’est pas un principe absolu, chez les populations exclues ou plus vulnérables sur le plan socio-économique, et plus importantes dans les milieux plus aisés. Augmenter les capacités individuelles nécessite un effort accru quand on s’adresse aux familles démunies. Il faut jouer sur ces deux tableaux, individuel et collectif. On ne peut pas n’envisager que les familles pauvres quand on réfléchit aux actions à entreprendre mais l’universalité ne veut pas non plus dire faire la même chose pour tout le monde. Pour ma part, je n’oppose pas les deux.
Vous l’avez dit, l’investissement social implique une évaluation des dispositifs. Mais comment évalue-t-on ces dispositifs qui ne répondent pas à des objectifs précis, contrairement aux programmes evidence-based anglo-saxons ?
P.Domingo : Nous allons devoir regarder ce qu’il est possible de faire avec les spécialistes de ces méthodologies. Ce n’est pas plus mal que la France ne se soit pas jetée à corps perdu dans ces programmes standardisés, ça lui permet d’échapper à certains de leurs écueils. On peut commencer par évaluer les dispositifs actuels. Sur la petite enfance, on va pouvoir comparer les effets différenciés de l’accueil en crèche et chez les assistants maternels. Pour l’accompagnement à la parentalité, c’est plus flou, plus diffus, il n’y a par exemple jamais eu de travaux d’ampleur sur les LAEP. Il y a des choses à faire en terme d’évaluation même si nous ne sommes pas dans l’épure d’un programme. Pour les REAAP il n’existe pas d’évaluation non plus, uniquement un suivi. Nous avons peu de données sur ces actions en général. Nous connaissons le nombre de participants mais ça s’arrête là. La démarche doit être pragmatique. On peut s’interroger par exemple sur la pertinence de l’organisation de conférences débats auxquelles ne viennent que des professionnels. Il faut pouvoir expérimenter de nouvelles formes de dispositifs et d’actions et avoir une banque des bonnes pratiques pour les essaimer. Il n’y a pas de solution géniale en soi. Il faut tester et évaluer. La grande richesse de la France c’est la diversité de ses acteurs, la pluralité des actions et dispositifs. Ce qui est intéressant dans ces politiques c’est de pouvoir repartir des diagnostics territoriaux. Nous devons trouver le juste équilibre entre conserver la diversité et la richesse des actions qui répondent aux besoins des territoires et identifier les dispositifs les plus performants et les plus adaptés aux besoins des parents.
Nous avons relayé sur GYNGER une étude québécoise très intéressante qui montrait que plus les parents étaient défavorisés et plus ils étaient sereins sur la question de la parentalité, moins ils exprimaient de besoins. Faut-il en conclure qu’il ne faut pas spécifiquement chercher à atteindre ces parents ? Une politique de soutien à la parentalité doit-elle se contenter de répondre aux besoins exprimés ?
Pauline Domingo. Nous ne sommes pas dans le champ de la protection de l’enfance, nous n’allons pas proposer des dispositifs prescriptifs. Nous travaillons sur l’orientation, l’accompagnement. Mais prenons les centres sociaux : 90% d’entre eux ont des actions de parentalité. Ce sont des centres névralgiques pour la diffusion de nos politiques. Ils ont un rôle à jouer pour améliorer l’attraction du public, la mobilisation des publics les plus vulnérables. Nous avons des outils que nous pourrions mieux utiliser, des associations que nous finançons et que nous pourrions davantage mobiliser sur cette question de l’attraction. Il y a un travail à conduire sur le non recours. Par exemple nous avons du mal à mener les campagnes de pré scolarisation parce que les parents qui gardent leurs enfants ne sont pas convaincus et n’expriment pas nécessairement de besoins.
Avec ce focus sur l’investissement social, la conciliation vie privée-vie professionnelle va-t-elle passer au second plan ?
Pauline Domingo. Mais l’objectif de conciliation vie privée-vie professionnelle induit un rendement économique et social ! Marlène Schiappa l’a bien rappelé lors du colloque co organisé par la mutualité française et l’Ansa sur le bilan de l’expérimentation Jeux d’enfants. Faciliter la reprise du travail chez les familles monoparentales, c’est de l’investissement social. Cette référence à l’investissement social nous oblige juste à penser nos actions différemment. Nous sommes par exemple en phase de montée en charge de l’appli « Ma cigogne » avec Pôle Emploi pour les demandeurs d’emploi qui ont un besoin ponctuel d’accueil de leur enfant pour se rendre à une formation ou à entretien de recrutement.
Pour que l’accueil des des familles avec des besoins spécifiques soit possible il faut que les gestionnaires jouent le jeu. Qu’en est-il aujourd’hui de la transparence des critères d’attribution des places en crèche ?
Pauline Domingo. Les grosses collectivités ont fait un réel effort sur ce point. Nous, nous ne sommes pas prescripteurs. C’est au gouvernement de faire des annonces sur la transparence des critères d’attribution. En revanche nous souhaitons pouvoir développer une offre de service performante aux collectivités à travers la demande d’accueil unique en ligne.
Concernant le soutien à la parentalité qu’aimeriez-vous voir inscrit dans la prochaine Convention d’Objectifs et de Gestion (COG) ?
Pauline Domingo. Nous allons faire des propositions à l’Etat sur ce qu’il est possible de faire et éventuellement de faire évoluer dans les dispositifs existants. C’est un sujet que l’on doit travailler conjointement avec la direction générale de la cohésion sociale. Par exemple, dans le cadre des REAAP, nous finançons des actions annuelles via des appels à projets. Cela a l’avantage de pouvoir renouveler les actions proposées. Mais les structures qui portent ces actions sont parfois fragiles : un financement pluri-annuel serait peut-être nécessaire. A l’inverse, des acteurs développent des micro-actions, par exemple dans le cadre des réseaux d’entraide entre pairs, qui ne rentrent pas dans les critères ou la temporalité des appels à projet. Faut-il les financer ? Mais attention au saupoudrage ! On peut également imaginer des appels à projets plus thématisés sur des enjeux nationaux. Il y a par ailleurs une problématique de rééquilibrage territorial. Avec la précédente COG, les objectifs quantitatifs concernant les LAEP ont été dépassés. Mais il reste des zones vierges. Il faut y remédier. Enfin, la limite de ces structures c’est qu’elles ne s’adressent qu’aux parents de moins de six ans. Peut-être faut-il envisager des structures pour les parents d’enfants plus grands.