A l’occasion de son 20ème anniversaire l’association belge Echoline (voir notre article) a organisé un colloque à Charleroi autour de la thématique « le lien à l’épreuve des précarités, quand fragilité et parentalité s’emmêlent ». Il a été question tout au long de la journée de facteurs de risque et de protection, de pédiatrie sociale, de santé mentale, de prévention, de la relation usager-professionnel. Sur l’estrade les spécialistes belges ont fait de la place à une française de renom : Nicole Guedeney, venue parler des associations entre précarité, maternité, attachement et caregiving.
Le lieu choisi par l’association belge Echoline pour son premier colloque n’est pas anodin. Le Bois du Cazier est un ancien site minier majeur de Wallonie, où, le 8 août 1956, 262 mineurs ont trouvé la mort dans un incendie accidentel. L’ensemble de bâtiments de briques rouges, chargé de l’histoire de ces familles ouvrières, est impressionnant de beauté mélancolique.
En ouverture, Pierre Rousseau, gynécologue-obstétricien président d’Echoline, rappelle les raisons pour lesquelles s’intéresser à la période périnatale relève, en matière de prévention primaire, d’une évidence. Des données épidémiologiques ont en effet établi une claire association entre le stress vécu par les femmes enceintes pendant les guerres, lors de catastrophes naturelles, ou d’attentats terroristes et l’apparition de maladies physiques et mentales dans la vie de leur enfant.
« Ces associations statistiques ne seraient que des hypothèses si les neurosciences n’avaient pas décrit les mécanismes biologiques par lesquels l’environnement peut entraîner des dérèglements du cerveau », précise le docteur Rousseau. Il évoque les « altérations épigénétiques » qui impliquent plus spécifiquement le « système peur » et le « système de l’ocytocine ». Ces découvertes d’une transmission de génération en génération peuvent paraître inquiétantes mais il semble que ces altérations génétiques soient réversibles. Le médecin évoque une « possibilité de résilience neuronale ». Le soutien social perçu par les femmes enceintes précarisées diminue ainsi le passage par le placenta du cortisol (hormone du stress) et protège le fœtus des effets des adversités vécues par la mère.
« Après la naissance, poursuit le docteur Rousseau, la qualité affective de l’environnement que ces familles peuvent donner à l’enfant diminue les taux d’altérations génétiques in utero, guérit le cerveau du bébé, le rend plus apte à affronter les épreuves de la vie.»
Vulnérabilité : des causes structurelles et temporaires
C’est un autre gynécologue-obstétricien, le docteur Ewald Goenen, du CHR Val de Sambre d’Auvelais, qui propose ensuite un « regard médical sur l’accompagnement des familles précarisées ». Il existe des causes permanentes de vulnérabilité : le contexte familial, la maltraitance, la situation sociale (études non achevées, revenu insuffisant), le jeune âge et l’isolement, les conditions sanitaires (habitat et hygiène). Mais aussi des causes temporaires de vulnérabilité : l’adolescence, la grossesse et la maladie. D’après les chiffres disponibles, 13 à 30% des femmes enceintes belges remplissent une ou plusieurs de ces conditions, 31% des femmes pauvres sont isolées. A l’âge d’un an, 16% de ces enfants sont retirés du milieu familial et/ou présentent des troubles comportementaux. Ils sont 73% à l’âge de quatre ans.
Quelles sont les barrière pour le suivi de ces femmes ? Le manque d’argent en fin de mois. D’où cette question récurrente : « Excusez moi docteur vous n’auriez pas des échantillons ? » Mais aussi les différences de langue et de culture : « en salle d’attente, depuis quelques années, on entend des dizaines de langues, constate E.Goenen. Il faut un interprète. Nous avons une idée du fœtus, de l’accouchement, de la fertilité, du nouveau né, elle n’est pas nécessairement partagée ailleurs sur le globe. » Les difficultés de transport se posent également. « Je n’aurais pas de bus à ce moment là ». Le changement de domicile, et enfin, « un partage territorial compliqué ». Il faut aussi compter avec des facteurs aggravants : le manque de loisir et de divertissement (« Mes seules vacances c’est mon séjour à l’hôpital »), le stress et la dépression, l’addiction (qui pose de plus en plus de problèmes), la
violence conjugale (physique et psychique). Le docteur Goenen relève qu’ « il serait beaucoup plus facile pour nous de soigner l’utérus et son contenu sans qu’il y ait une tête au-dessus. »
En cas de grossesse adolescente, une priorité: maintenir la scolarité
Il évoque ensuite les grossesses adolescentes. Elles sont très souvent voulues, désirées, cachées au début, et apparaissent comme la fuite d’un milieu de précarité, pour se valoriser. Puisqu’elles constituent en quelque sort « la seule chose de bien qu’on a pu faire jusque là ». Même à long terme, le pronostic de ces grossesses n’est pas si mauvais, à une condition : le maintien de la scolarité. Car ce maintien crée un rythme de vie qui sera nécessaire pour élever un enfant. Malheureusement ce préalable n’est pas toujours soutenu par les parents de l’adolescente. « Je contacte souvent les enseignants et les écoles, raconte le médecin. Je suis étonné du peu d’intérêt qu’ils portent aux adolescentes ». Il entend ainsi des discours tels que « Ca ne sert à rien qu’elle vienne », « Elle a été absente, on ne peut plus la reprendre ».
Complications de la grossesse liées à la précarité
Il enchaîne sur les facteurs de risque et complications de la grossesse en situation de précarité : le petit poids à la naissance, le tabac, le diabète gestationnel, la prématurité, les hospitalisations (pour la moitié de ces femmes). Il faut souvent compter avec des grossesses rapprochées. Les patientes ne sont souvent pas en capacité de comprendre les messages véhiculés par les brochures ou affiches. Les suppléments vitaminiques ne sont pas forcément pris. 47% de ces femmes consomment des psychotropes, ce qui suscite chez les médecins des doutes quant à la conduite à tenir. Le Dr Goenen évoque une étude récente qui a comparé 3 groupes, des femmes enceintes qui n’ont pas de troubles, des femmes enceintes avec des troubles qui prennent des psychotropes, des femmes enceintes avec des troubles qui ont arrêté toute médication. Les mères et les enfants du groupe 3 vont moins bien que ceux du groupe deux qui vont moins bien que ceux du groupe un.
Plus de la moitié des patientes sont dépendantes à une substance toxique. Faut-il arrêter ou diminuer? La condition sine qua non est en tous cas de créer un climat de confiance, assure Ewald Goenen. « Il ne faut pas mettre le doigt immédiatement sur les questions trop indiscrètes. Ne pas les juger. »
Il évoque également la contraception, son coût, les difficultés d’observance (c’est au moment de la naissance que le message passe le mieux), les freins culturels (il y a des cultures où il faut faire des enfants, la contraception est contre-nature), l’aménorrhée, les IVG (qui concernent 30% de ces femmes).
Les intervenants wallons autour de la grossesse
Différents services et professionnels peuvent être sollicités par les femmes:
les gynécologues qui peuvent prescrire, qui prennent les décisions (« c’est Dieu tout puissant pour ces patientes »), l’Office de la Naissance et de l’Enfance (ONE), sorte d’équivalent de la PMI française, qui assure le suivi, l’accueil, la prise en charge des femmes enceintes et des enfants pour la Fédération Wallonie-Bruxelles (« ils connaissent bien la précarité, un peu les problèmes médicaux de la grossesse, c’est gratuit, ils sont disponibles, ils viennent à la maison »)
Les services d’urgence (« si je perds du sang à minuit, c’est les urgences »)
La sage-femme (« mais elle ne peut pas prescrire ou prendre des décisions importantes, elle est donc un peu « handicapée » pour le suivi de ces grossesses» )
Le médecin traitant (« il s’y connaît peu en suivi de grossesse et en accouchement »)
La continuité du suivi, un élément crucial pour ces mères
De quels moyens dispose-t-on pour ces familles ?
Le téléphone, la visite à domicile (« on sonne une fois, deux fois, le rideau bouge, la porte ne s’ouvre pas »), la permanence, les conseillères en allaitement et spécialistes en deuil périnatal (« mais souvent ce n’est pas gratuit et c’est un travail de longue haleine »), les services sociaux, les entreprises (« avec parfois des jobs intérimaires qui valorisent la personne »), les écoles (« mais elles n’ont pas beaucoup d’effectifs »), les groupements religieux (bénévolat) et les décideurs politiques (« qui n’ont pas toutes les ficelles en main »). Pour le Dr Goenen, deux éléments sont essentiels : la continuité du suivi et la transmission des données (ce qui est rendu difficile avec les nouvelles lois qui protègent la vie privée).
En conclusion, que veulent ces mères ? La sécurité, de l’aide matérielle (un toit étanche, la prime des allocations de naissance), du contact humain, de l’information (mais quelle information ? On se concentre trop sur les modalités de l’accouchement, elles veulent savoir si elles attendent un garçon ou une fille, s’il va bien), du soutien psychologique, être considérée comme une bonne mère et une femme comme les autres.
Pour finir, le médecin raconte une anecdote significative : « Martine attendait son 5è enfant, les 4 autres avaient été placés. On a dû la séparer de son compagnon car elle était couverte de bleus. Elle disait qu’elle s’était cognée. Il pleuvait dans sa chambre. Avant la levée du jour, une des accoucheuses l’a vue faire les poubelles d’un supermarché. La sage-femme a contacté les gérants du magasin pour qu’elle puisse avoir tous les matins un petit colis. Elle est venue accoucher. Elle est restée une semaine. Le jour de la sortie elle est venue nous dire au-revoir et merci. Elle trouvait que c’était génial la douche chaude tous les matins, qu’on mangeait bien à l’hôpital. A ce moment une autre accouchée est venue dire merci en apportant des pralines et une caisse de vin. Martine m’a tendue la main les larmes aux yeux. Elle est revenue le lendemain entre deux consultations en m’offrant 3 pralines en guise de remerciement. « Je n’avais que 5 francs ». Elle avait écrit « Merçi » sur le paquet, avec un « ç ». »
D’autres articles sur la prise en compte de la précarité en périnatalité sur GYNGER: Bien accompagner la naissance pour mieux prévenir, Santé et social, faire alliance autour de la naissance, L’alliance du social et du médical au-dessus du berceau, PANJO: soutenir les mères isolées via la PMI.
La précarité dans le cabinet du pédiatre
Une pédiatre, Gaëlle Van de Poel, prend ensuite le relais pour une présentation de « la place du médecin dans le suivi des familles précarisées », c’est à dire un focus sur la pédiatrie sociale.
Elle l’assure en introduction : « On a des outils pour améliorer les choses. Il ne faut pas renoncer. »
Pour définir la précarité, il existe un seuil de revenu. Mais il faut aussi prendre en compte «l’emploi, la composition familiale, l’environnement, la santé mentale, le niveau d’éducation, l’accès aux soins, le logement, l’épanouissement social et culturel.» « Ce qui est dramatique pour un enfant c’est quand la précarité commence tôt et dure longtemps », précise-t-elle avant de rappeler les cinq déterminants de la santé établis par l’OMS :
– la prédisposition génétique (le sexe, les maladies génétiques)
– l’alimentation, l’activité, le tabagisme
– les conditions de vie
– l’environnement physique
– l’organisation des services sociaux et de santé
L’accumulation de facteurs de risque
C’est le cumul qui a des effets délétères avec une diminution du capital santé. Il existe des Facteurs « agressants » et des facteurs réparateurs qui peuvent améliorer le pronostic. L’impact de la pauvreté en période périnatale est réel. Le taux de mortalité infantile diminue moins, il existe plus de risques de mort subite, de prématurité, de mort-né, de petit poids de naissance.
Parmi les facteurs de risques on trouve les données socio-economiques en tant que telles, auxquelles s’ajoutent des facteurs annexes : obésité, suivi de grossesse plus aléatoire, déficience et handicap d’origine périnatale mais liés et milieu socio-économique. La parentalité est plus difficile, donc le risque de maltraitance est plus élevé. Souvent il y a déjà une histoire de grossesse et d’accouchement difficile. Ces Familles sont déjà fragilisées, avec un taux plus élevé de monoparentalité.
Des enfants qui présentent des pathologies spécifiques
Le suivi médical est plus difficile et se révèle en plus très particulier. On relève en effet davantage de pathologies ORL, surtout des otites à répétition qui peuvent entraver le développement du langage, plus d’asthme, de l’obésité et du surpoids en raison de repas irréguliers, d’une alimentation déséquilibrée, et d’un manque de reconnaissance du problème.
L’allaitement maternel est moins fréquent dans les milieux précarisés. « C’est dommage, c’est gratuit, stérile et c’est tellement bénéfique pour la maman et le bébé », regrette Gaëlle Van de Poele qui prévient néanmoins : « attention d’éviter l’allaitement à tout prix ». Le problème tient surtout au fait que le lait artificiel coûte cher et que les familles préfèrent acheter du lait de vache, ce qui entraîne des anémies.
On observe également des problèmes de santé bucco-dentaire avec des caries, des infections. Mais aussi une cassure des courbes avec un nanisme psycho-social lié au stress prolongé et aux carences qui peuvent entraîner des perturbations hormonales. Les troubles ophtalmiques ne sont pas plus fréquents mais moins bien traités. Les intoxications au plomb sont courantes, les accidents domestiques plus nombreux. Récurrents aussi : les troubles du développement, la perturbation de la régulation des émotions à cause d’une hyper sécrétion de cortisol, les troubles de mémoire, une faible habileté langagière, une hyperactivité, le retard scolaire, les troubles des apprentissages.
Des relations parents-enfants moins fluides et une parentalité entravée
Après ce triste inventaire à la Prévert, la pédiatre résume : « Il est plus compliqué de démarrer la vie dans ces conditions ». Se met en place un cercle vicieux : ces troubles peuvent demander encore plus d’énergie aux parents, avec une demande de prise en charge spécifique. « Il n’est pas facile d’être parents dans ces conditions et pas facile pour les enfants de grandir sereinement. »
Il y a dans ces familles davantage de détresse psychique avec des difficultés d’adaptation sociale, des maltraitances physiques et des négligences. Mais comment voir les négligences ? Le parent peut-il demander de l’aide ? Est-il capable d’empathie ? La pédiatre fait référence au tableau « puce à l’oreille » de l’ONE. On y retrouve tous les items qui sont également associés à la précarité. Pour ces populations à risque, le soutien et la prévention sont très importants.
De l’importance d’un pédiatre engagé et méticuleux
Gaëlle Van de Poele évoque le trajet de prévention et de soins de santé de ces familles. « La santé n’est pas une priorité, elles ont une moins bonne perception de leurs corps, vont moins vite chez le docteur. » Quelle est la place des médecins ? « Dès la grossesse il faut prendre du temps pour créer le lien avec les parents, explique-t-elle. Le pédiatre peut intervenir avant la naissance de l’enfant. Ce sont des consultations plus compliquées pour les médecins en raison des retards, des absences, de la difficulté de compréhension des parents. Il faut s’ajuster à la réalité de l’enfant et de son environnement.» Elle évoque les outils dont elle dispose: l’ONE, « formidable », qui permet de faire des visites à domicile, avec une possibilité de suivi renforcé. C’est un service gratuit et flexible. Pour la pédiatre, il est capital d’ « aborder tous les aspects de la vie de l’enfant », de s’assurer que les vaccins sont faits ainsi que les dépistages. « Il faut évoquer les obstacles et dire aux parents comment les surmonter ». Leur expliquer également l’importance d’un dossier médical cohérent et leur déconseiller tout « shopping médical ». « Il faut leur donner le mode d’emploi d’un bon suivi, le dire, l’expliciter. »
Pour l’examen clinique complet, le bébé doit être entièrement nu. Il faut ensuite passer en revue une série de paramètres, observer l’attitude de l’enfant et du parent (comment il le manipule), avoir éventuellement recours à des tests chiffrés pour évaluer le développement. Mais aussi s’inscrire dans un réseau de soutien, informer les familles des démarches, être transparent, créatif et adapté, savoir ce qui est remboursé ou pas.
L’exemple de Sylvain : derrière des cassures de courbe à répétition, un logement insalubre et une maman « limitée »
Gaëlle Van de Poele conclut avec l’exemple de Sylvain, 18 mois aujourd’hui, hospitalisé à plusieurs reprises pour cassures de courbes de poids. Le petit garçon est né après un déni de grossesse partiel. Il a un frère et une sœur de 6 et 3 ans. L’accouchement a été long et difficile, aux forceps. Dès le début, les professionnels de l’ONE font part de leur inquiétude. La maman donne l’impression d’être « limitée ». Aux deux mois de l’enfant la prise de poids est laborieuse. Un dossier est ouvert auprès du Service de l’Aide à la Jeunesse (SAJ). Mais comme la maman « présente bien » et est « très collaborante », le SAJ ne donne pas suite. A trois mois et demi le bébé est hospitalisé pour une bronchiolite avec une grosse mycose du siège. Il reste 24 heures dans le service. A cinq mois il est « référé » par l’ONE pour une difficultés de prise de poids. Le personnel de l’ONE est inquiet car la maman « ne sait pas dire comment elle prépare les biberons ». Hospitalisé, Sylvain reprend du poids. Sa mère ne semble pas toujours réceptive aux appels du bébé.
Cette fois un dossier est ouvert au SAJ. Un suivi renforcé est mis en place. A 7 mois le bébé est de nouveau hospitalisé pour des bronchites à répétition. Sa courbe de poids est correcte mais il présente un retard de développement, une hypotonie axiale. Le bébé est insuffisamment stimulé. La maman décode mal ses besoins. Elle le change, elle joue ou pleure avec lui quand on lui dit de le faire. Une place est demandée dans une crèche de « psychomotricité familiale ». Une analyse de la pollution intérieure du logement est demandée.
A 8 mois, une grosse cassure de la courbe de poids survient. Sylvain est hospitalisé 14 jours. Son retard de développement est plus franc. Un bilan biologique et diététique est effectué. On ne note pas de retrait relationnel majeur mais quelques signes. La mère et le bébé se posent. La maman est plus interactive. Une anomalie génétique difficile à spécifier est décrite. Pendant l’hospitalisation le petit garçon reprend du poids. A 11 mois et demi, lors d’une consultation de routine, le médecin note une nouvelle stagnation du poids. Le bébé est réhospitalisé. La reprise pondérale a de nouveau lieu pendant l’hospitalisation. La crèche est toujours en attente, le suivi kiné a été arrêté.
La pédiatre précise : « quand un enfant commence à voir ses courbes casser, c’est d’abord celle du poids puis de la taille et enfin celle du périmètre crânien. Quand la taille et le PC cassent c’est qu’il y a vraiment quelque chose, il faut intervenir. » Une évaluation du domicile a enfin lieu : la maison est très vétuste, il n’y a pas de salle de bain, les WC sont à l’extérieur, des moisissures ont envahi les murs.
Le domicile est déclaré insalubre. Sur place on trouve aussi un chien, un cochon dinde, un lapin, deux perruches. « On n’avait pas perçu ces problèmes », reconnaît Gaëlle Van de Poele. A 14 mois, la place en crèche est enfin attribuée. On note une persistance du retard psycho moteur. Sylvain est souvent absent, souvent malade. Il a des infections au doigt à cause des morsures du lapin. La maman a déménagé chez sa mère avec ses enfants. Les conditions de vie ne sont pas «extraordinaires ». La question se pose : faut-il placer ou pas ?
Puis la maman annonce avoir retrouvé un logement. Très vite, Sylvain apparaît « transformé ». Il ne disait rien, ne babillait pas et tout à coup il papote. La maman qui parlait très peu, commence à s’ouvrir. La courbe de poids remonte. « Cette situation m’a marquée car c’était très multifactoriel, confie Gaëlle Van de Poele. Rien n’était évident. Le niveau d’éducation des parents est limite, il y a une suspicion d’un retard mental chez la maman. La précarité est un déterminant majeur. Ici on voit l’importance du suivi médical. C’est l’hospitalisation qui a permis de comprendre. La prise en charge est primordiale. Il faut un suivi médical régulier de l’enfant. »
Leurs parents ont un trouble mental : ces enfants veulent en parler
La présentation suivante est effectuée en binôme par Cathy Caulier, psychologue au Service de Santé mentale de Saint-Gilles et Louvain-La-Neuve et le docteur Frédérique Van Leuven, psychiatre au centre psychiatrique Saint-Bernard à Manage. Les deux intervenantes racontent comment les enfants « nous invitent à dialoguer sur leur expérience de la précarité et de la souffrance psychique ». (voir aussi nos articles précédents sur troubles mentaux et parentalité: “la santé mentale des jeunes incasables et de leurs parents“, “Santé mentale des familles: 15 jours pour en parler”, “Données récentes de la littérature sur la santé mentale des familles” et “Enfants de schizophrènes: une cohorte danoise pour mieux comprendre”)
« Nous sommes nombreux à penser que c’est compliqué pour les enfants de parler de certaines choses, de la souffrance psychique, de la difficulté de la famille, commence Cathy Caulier. On ne doit pas mésestimer ces difficultés. Mais beaucoup d’enfants nous ont interpellés sur nos difficultés d’adultes à aborder le sujet avec l’enfant. Nous avons à nous interroger sur ce qui fait que nous, intervenants, nous avons des difficultés à établir cet échange avec l’enfant.»
Des enfants qui renvoient l’idée que « c’est tabou parce qu’on dit que c’est tabou ». La psychologue cite une jeune fille : « J’espère que cette fois on va m’écouter sur mes difficultés avec maman et sa consommation d’alcool ». Elle évoque un colloque en Suisse où des enfants devenus grands ont témoigné de leur enfance avec un parent porteur d’une maladie psychique. « Ce jour là ils nous ont parlé de l’absence de formules très simples telles qu’un « bonjour, comment vas-tu ? » adressé à l’enfant qui accompagne le parent, du manque d’espace pour dire « ça ne va plus ». »
Quand ils rendent visite à leur parent à l’hôpital, ces enfants trouvent les interactions à l’accueil trop mesurées, trop timides. Ils attendent autre chose: « Accueillez nous », « on n’a pas peur », « on a tout vu », « soyez sincères », « dites nous ce que vous ressentez »…
Ecouter la souffrance de l’enfant sans la banaliser ni la dramatiser
Pour l’intervenante, ces enfants sont les premiers témoins qui « nous invitent à changer notre position et à prêter attention, à lâcher notre savoir, nous laisser surprendre, développer notre curiosité ». Pour Cathy Caulier, cette capacité à prêter attention s’apparente au premier acte fondamental qui permet la capacité au changement. Comme l’affirmait Bowlby, « c’est bien l’affaire de tous », une question de professionnels et de citoyens. Prêter attention c’est d’abord reconnaître, « reconnaître sans banaliser, accueillir une souffrance intense sans dramatiser ». Banaliser ou dramatiser, c’est dans les deux cas de la violence, affirme-t-elle.
Elle invite à regarder l’enfant, à créer les conditions favorables à un échange avec lui, à partir de l’expérience de cet enfant. Ils ont la capacité de nommer ce qu’ils vivent, d’identifier les plus petits signes de changement. Nommer c’est aller au delà d’une définition. De quelle façon peut-on parler de la situation de la famille ? Cathy Caulier livre des mots d’enfants : « elle ne sait plus se lever », « il n’arrive pas à me conduire à l’école », « elle fait l’autruche ». D’après elle il faut créer les conditions d’un dialogue, soutenir la créativité de l’enfant et des familles, chercher avec eux là où ça coince, parfois faire des rencontres hors cadre, inventer de nouvelles façons de faire.
Cathy Caulier propose ainsi aux enfants des ateliers de « collage » au cours desquels ils assemblent des mots et images découpés dans des magazines.
Sortir les enfants de malades de leur isolement et du silence
Elle insiste : un des premiers vécus à entendre et reconnaître c’est la solitude et l’isolement. Et l’un des grands pourvoyeurs de solitude c’est le silence. Silence engendré par l’envie de protéger, par un sentiment d’impuissance et un sentiment d’étrangeté (ne pas être comme les autres).
Quand l’enfant est trop longtemps laissé dans la solitude il peut avoir un vécu de confusion. La situation fait parfois irruption du jour au lendemain. L’enfant ne repère plus ce qui se passe, ne reconnaît plus son parent. « On cherche avec l’enfant à lui donner des repères sur ce qu’il a perçu, ressenti, compris, pensé. A quelles aides ou ressources a-t-il pu faire appel ? On est souvent trop vite aspiré du côté du thérapeutique. Il faut d’abord accueillir l’enfant. Il faut préciser avec lui pourquoi on le rencontre. Beaucoup nous ont raconté comment ils ont été mis à mal par des intervenants qui leur ont posé toute une série de question. » Elle invite à «ne pas partir trop vite dans nos théories et nos outils qui parfois nous encombrent ». Citant au passage cet enfant : « On a fait de beaux génogrammes familiaux. On n’a jamais parlé du fait que papa courait tout nu dans le jardin. Et c’est ça qui m’inquiétait ».
Cathy Caulier évoque la peur, celle de la mort du parent en premier lieu. Dans son livre « rien ne s’oppose à la nuit » Delphine de Vigan raconte comment elle a grandi avec une maman « qui n’allait pas bien ». Elle décrit la peur de la mort. Elle ne pouvait pas respirer en rentrant de l’école tant qu’elle n’avait pas constaté que sa mère ne gisait pas au sol. Autre peur fondamentale : celle de la séparation. Dans certaines situations il est nécessaire de placer l’enfant ou bien le parent a besoin de soins. Cette peur est aussi présente du côté du parent qui retarde le moment de l’hospitalisation.
« Il ne faut négliger ni les effets ni la nécessité de la séparation, affirme Cathy Caulier. Il n’y a pas à être pour ou contre. »
Accueillir les enfants comme des proches, pas comme de potentiels patients
Frédérique Van Leuven prend la suite pour livrer son expérience de psychiatre adulte dans une unité qui comprend un espace enfant et où sont organisés des groupes parentalité. Les patients hospitalisés disent toute leur douleur d’être séparés de leur famille. Une maman qui a fait 2 grosses tentatives de suicide est privée de contact avec ses enfants par décision judiciaire. Une autre ne voit plus ses enfants car personne ne les emmène à l’hôpital psychiatrique.
« La dernière chose que nous souhaitons c’est créer une catégorie « les enfants de », prévient le médecin. Elle raconte avoir envisagé de créer un groupe de parole pour les enfants de patients. Mais Alice, 17 ans, qui a une maman psychotique, lui a dit : « je suis certaine que chaque individu a une vie de “psychosé”. Regrouper « les enfants de » c’est comme regrouper les enfants de 1m 60. Les psychoses sont toutes différentes. Je n’ai aucune envie de dire à ma voisine de droite ou de gauche que ma mère est psychotique.» Plutôt qu’une « catégorie à risques », la psychiatre préfère créer «une parole intelligente ».
Elle entend donc ces enfants en tant que proches, pas en tant que patients. « Je ne dépiste pas de troubles, je ne soigne pas, j’accueille des proches.» Les enfants ont une impression d’invisibilité. Or il faut entendre leurs bonnes idées, leurs besoins, valoriser leurs ressources. « Il n’y a rien de pire pour eux que de dire « ce n’est pas à toi de faire ça ». Il ne faut pas nier leurs efforts. »
Il est important en revanche de nommer la souffrance pour sortir de la confusion, mettre des mots sur leur ressenti, ne pas faire comme si tout était normal. « Sinon il y a une distorsion cognitive ».
Des maladies mentales difficiles à définir et à diagnostiquer
Le médecin établit ensuite en parallèle entre les représentations accolées à la maladie mentale et à la pauvreté. Dans les deux cas, la stigmatisation repose sur l’idée d’une absence de maîtrise de soi, de faiblesse, de faille, de complaisance dans la souffrance, de profit tiré du système d’aides ou de soins.
Elle évoque le flou sémantique. Faut-il parler de maladie mentale ? De troubles mentaux ? De souffrance psychique ? De problèmes de santé mentale ? L’OMS parle de troubles mentaux mais pour le médecin cette notion est très hétérogène. La question du diagnostic n’est pas facile. Les psychiatres pensent qu’on attend d’eux une position de savoir et d’efficacité. « Or, avance-t-elle, il faut pouvoir avouer que ces maladies sont invisibles et seulement objectivables par une anamnèse très soigneuse, une observation clinique fine ».
La psychiatre donne une clé importante, trois symptômes essentiels qu’on retrouve toujours dans la maladie mentale: le délire, les troubles de l’humeur, et l’angoisse. Les enfants vont d’ailleurs très bien les repérer. Elle rappelle que la souffrance et la maladie peuvent être de faux amis. On peut souffrir intensément et ne pas être malade. Le burn out est une souffrance mais pas une maladie. La souffrance tue plus que la maladie d’ailleurs. La santé mentale fait référence à autre chose que la maladie, à un « état de complet bien être mental social et physique » selon la définition de l’OMS de 1948). Dans une définition plus récente la même organisation pose que « la santé mentale est un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté. » Frédérique Van Leuven en conclut donc que « les personnes pauvres sont toutes en très mauvaise santé mentale ». La pauvreté n’est pas une maladie mais elle entraîne une discontinuité de vie et un stress récurrent. A l’inverse, la maladie peut précariser sur plan financier.
Transmission, placement : les risques de la maladie mentale parentale pour les enfants
Quelles sont les conséquences des problèmes psychiatriques des parents sur les enfants ? Une étude longitudinale danoise publiée en 82 a montré un risque supplémentaire de 40% pour les enfants de développer eux-mêmes un trouble mental (sur ce sujet voir notre article récent). « Ce qui est intéressant note la psychiatre c’est que ce n’est pas une transmission linéaire. Ce qui se transmet c’est le risque de développer une maladie. » Une évidence : le risque le plus grand que court un enfant avec des parents malades c’est le risque de discontinuités précoces et répétées (placement dans des lieux successifs et différents et troubles de l’attachement). La psychiatre semble davantage attribuer des effets délétères au placement qu’à la maladie elle-même. « Un enfant peut vivre un traumatisme, ce à quoi il a assisté. Le placement c’est l’arrachement de tout ce qu’il connaît.»
Elle invite à être attentif aux déterminants sociaux. « Vous pouvez avoir des gènes vulnérabilisants, ce qui va faire la différence ce sont les facteurs psycho-sociaux ». Un des symptômes qui entrave le plus la parentalité est la fatigue. Elle est très présente dans la maladie, très sous-estimée chez les malades. Parmi les facteurs protecteurs : l’accessibilité aux soins, la proximité, la soutien social et juridique, le soutien financier. Concernant les enfants, « le socle c’est l’accueil » : pas de dépistage, pas de consultations cachées, un lieu gratuit, une place inconditionnelle pour tous. Le premier contact doit être non traumatisant. C’est déterminant dans le fait qu’un enfant pourra consulter un psy plus tard à l’âge adulte. Ensuite, il faut partir de ce que vit l’enfant. Le médecin insiste : « Leur compréhension de la maladie enrichit la nôtre ».
Les mères en errance à la lumière de l’attachement et de la résilience
Anne Wasterlain, diplômée en sciences politiques et en psychologie présente pour sa part une recherche exploratoire sur les facteurs de résilience des mères en errance de Charleroi.
Il s’agit d’une enquête de terrain au sein du service « les fleurs du bien », lieu d’accueil de jour réservé aux femmes. Le cadre théorique choisi est celui de l’attachement (Bowlby), de la résilience (Cyrulnik), et du modèle écologique du développement (Bronfenbrenner). La chercheuse a suivi cinq mères en errance.
Selon la théorie de l’attachement, la répétition des interactions précoces va façonner la base de sécurité intérieure. L’attachement est réactivé en période de grossesse. On observe une stabilité du mode d’attachement bien qu’il puise évoluer grâce aux tuteurs de résilience. La résilience étant la capacité d’une personne ou d’un groupe à bien se développer, à continuer à se projeter dans l’avenir en dépit d’événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de traumatismes sévères.
Quels sont dans la vie les principaux facteurs de risque ? les faibles ressources cognitives, la personnalité, les violences, les séparations, l’isolement, la pauvreté, la précarité. Quels sont les facteurs protecteurs ? L’estime de soi, l’auto efficacité, l’attachement secure, l’harmonie familiale, le réseau social, la culture.
Les mères rencontrées par Anne Wasterlain cumulent les facteurs de risque. Elles présentent une vulnérabilité à l’errance, un vécu de violences et de ruptures. L’errance est précoce, elle porte atteinte aux liens à soi et aux autres, elle entraîne des démantèlements sociaux et administratifs (les femmes perdent contact avec leur famille, l’accès aux droits est fragilisé avec du non recours, une non demande, un syndrome d’auto exclusion). On note des spécificités liées au genre : l’invisibilité, les phénomènes de faux amis qui mêlent entraide et soumission, le fait de se fondre dans le décor, l’indécision, l’état d’alerte permanent. Il s’agit d’un cumul de vulnérabilités liées à l’attachement et au trauma. « Ces personnes ont du mal à habiter leur corps, les lieux, les liens. »
La grossesse pendant l’errance ou le bébé sauveur
On est évidemment loin de l’archétype traditionnel de la mère au foyer. L’enfant constitue un repère essentiel. Le désir d’enfant est présent même quand elles ont déjà un enfant placé. Cette grossesse intervient dans des relations de couple bancales. Elle leur permet d’accéder à une nouvelle identité et représente une rupture avec des passés chaotiques. L’enfant est réparateur, sauveur, il vient combler les failles de la mère. Il existe un risque de transmission intergénérationnelle avec un fort risque d’enfant placé.
L’intervenante insiste : l’enfant est toujours un point de repère. Même dans des situations de mise en danger. Le lien à l’enfant même fragilisé peut représenter le dénominateur entre la mère et le professionnel. La question du placement amène à la question du maintien du lien. Certaines mamans perdent la trace de l’enfant, finissent par être déchues de leurs droits. Elles sont très souvent confrontées au regard des professionnels. Elles connaissent les institutions depuis leur enfance.
Des professionnels souvent désarmés face aux mères à la rue
Il y a de la part des professionnels une méconnaissance des besoins. Ces femmes manifestent des difficultés en terme d’attachement, d’errance affective, elles ont besoin d’instaurer des relations sur du long terme, besoins d’information sur leurs différents droits, sur le fonctionnement du corps. De l’autre côté, la souffrance des professionnels est patente : impuissance, colère, rejet, haine. Les contre-attitudes ont des effets délétères. Les mères se sentent souvent jugées, honteuses. Il est difficile de devoir toujours se justifier, prouver qu’on est une bonne mère. Les pratiques positives sont celles qui laissent la place à la compétence des mamans et permettent le développement du pouvoir d’agir, la valorisation des compétences.
Pour réveiller capacités de résilience, la maternité apparaît comme un point de rencontre, un facteur de mobilisation. Ces femmes ont beaucoup de ressources (courage, débrouillardise, entraide entre pairs). L’attachement est au cœur de la résilience avec la force du groupe. Le lien social et la parentalité constituent de réels domaines de résilience.
Attachement, caregiving et précarité : quand la génétique et l’environnement se conjuguent
La dernière présentation de la journée est effectuée par Nicole Guedeney, grande spécialiste du bébé et de la psychiatrie périnatale, connue pour avoir permis à la théorie de l’attachement d’arriver jusqu’aux pays francophones. Elle propose un exposé intitulé : « Attachement, caregiving et précarité : quand la maternité vient rebattre les cartes »
De quel jeu de cartes est-il question ? Nicole Guedeney parle des modèles de transmission et de l’utilité des interventions.
« C’est toujours une question de probabilité, prévient-elle. Si on a une histoire d’attachement compliquée, c’est plus compliqué pour notre enfant de développer un attachement secure. On pense désormais que l’état d’esprit du parent va jouer sur le caregiving (la dimension des soins parentaux qui répond aux besoins de l’enfant). Cet exercice du caregiving joue lui-même sur l’attachement de l’enfant. » Il existe aujourd’hui une voie extraordinaire de recherche : l’épigénétique. Qui pose la question de la sensibilité à l’intervention. « Il y a une sensibilité différentielle aux interventions selon les conditions d’élevage, précise-t-elle. Certains enfants vont très mal réagir à un environnement hostile mais dès que quelque chose de positif survient, ils vont s’en saisir. Il y a une interaction permanente entre l’inné et l’acquis. On ne fait pas la même chose avec tout le monde. » (voir à ce sujet notre article sur les étonnants résultats d’un programme sud africain). L’histoire infantile ne détermine pas tout, c’est vrai. Son influence est modeste, mais elle est durable. Le contexte au moment de la maternité est important.
Cause ou conséquence, l’attachement désorganisé est très lié aux facteurs psycho-sociaux
La spécialiste le rappelle : il y a beaucoup plus d’attachements désorganisés dans les familles à risques multiples (Van Ijzendoorn et al, 1999; Cyr et al, 2010). On parle bien ici d’attachement désorganisé. Car l’attachement insecure n’est pas un trouble. Lorsqu’il est question de troubles de l’attachement proprement dits, ils sont toujours liés à des environnements à risques multiples (DSM5, 2013).
Une précision édifiante : Plus de cinq facteurs de risque psycho-sociaux sans maltraitance avérée ont le même impact que la maltraitance avérée (Cyr et al, 2010).
Elle poursuit : la qualité des soins parentaux est un facteur de modération important de l’impact de la précarité (Herber et al, 2014). Comment jouer une partie de carte « Attachement informée » ?
Les interventions ont pour objectif : 1) que les parents exercent un caregiving qui ne soit pas source d’effroi mais soit globalement protecteur 2) que le bébé développe un attachement qui ne soit pas un facteur de vulnérabilité alors qu’a priori il naît dans un environnement à haut risque psycho-social
Les populations précaires cumulent des risques et manquent de facteurs de protection. Nicole Guedeney le dit sans ambage : « Une mère dans une situation précaire, c’est un jeu pourri au départ. Quand on a tiré la mauvaise carte au départ on a plus de risques de continuer de tirer les mauvaises cartes ». Elle énumère les facteurs de risque pertinents « quand on a un mauvais attachement » tels que posés par Rog et Buckner en 2007: le stress économique, le chômage, l’extrême pauvreté, les problèmes de voisinage, l’isolement, la famille monoparentale, les parents adolescents, les relations conjugales de mauvaise qualité, plus de psychopathologie parentale, d’addiction, de suicide, d’hospitalisation, de troubles mentaux sévères, de dépression, de syndrome de stress post traumatique. En revanche, note-t-elle, la bipolarité et la schizophrénie ne sont pas tellement liées à l’attachement.
La double peine des mamans précaires: un vécu plus lourd et des bébés plus difficiles
En tout état de cause, on trouve des histoires infantiles très dures chez les mères précaires, avec un risque accru de bébés plus difficiles ou aux besoins extraordinaires. C’est pourquoi en matière d’attachement et de caregiving, « les cartes sont pipées par la précarité ».
L’attachement est un système universel, tout le monde est né avec. Si on n’y arrive pas c’est que quelque chose s’interpose. Et il est capital de comprendre pourquoi ça ne marche pas.
Quant au caregiving, c’est une partie très complexe à jouer (Bowlby, 1988; George et Solomon, 1996 et 2008; Shaver et al, 2016; Feeney et Woodhouse, 2016). Il s’agit d’un système motivationnel complémentaire de celui de l’attachement pro social, altruiste, d’alerte au besoins des autres. Dans un environnement non dangereux et globalement protecteur ce système dirige l’attention sur les besoins des autres plus que sur les siens propres.
Un enfant en détresse, en alarme, a besoin qu’on lui réponde. L’interaction attachement/caregiving pousse le parent à être proche de son enfant, à le consoler, le réconforter. Le caregiving fournit au parent une puissante motivation à rechercher de l’aide pour l’enfant qui est en détresse ou à restaurer un sentiment de compétence parentale.
Un caregiving qui s’adapte au contexte
Nicole Guedeney prévient : la limite de ces modèles réside dans le fait que la grande majorité des études basées sur le modèle simple de la transmission transgénérationnelle, sont faites sur une population occidentale urbaine. L’objectif de tous les bébés de la terre est bien de développer leur sécurité interne. Mais en milieu extrême, la sécurité est-elle le meilleur moyen de se développer dans ce milieu là ?
Toutes les cultures ont l’attachement mais la sensibilité s’exprime différemment (voir à ce sujet notre article sur la sensibilité maternelle à travers le monde). Quelles sont les composantes universelles du caregiving ? Comment on ouvre l’enfant à la socialisation ? C’est très lié à l’environnement.
« Il faut absolument voir ce qui est universel dans ce qu’on apprend du caregiving. Dans les environnements hostiles, un système de discipline punitive régulière est une force. Cela permet de ne pas disqualifier ce qu’a vécu la mère. Mais comment faire passer le message ? Comment faire passer la famille à un autre système de caregiving ? Peut-être existe-t-il encore d’autres cartes cachées qu’on va découvrir. » (voir notre autre contribution au débat universalité/relativité des pratiques parentales)
Les règles d’un caregiving ajusté
Le médecin déroule ensuite ce qui constitue un « caregiving optimal » de la part du parent:
– C’est lui qui doit répondre (le parent est « engagé » dans la mission) –Dozier et Lindheim, 2016-
– En alerte en permanence (Ainsworth 1978; Omer et al 2013)
– Il priorise (Marvin et Britner 1999, Leerkes et al 2016, Raval et al 2006)
– Il perçoit les signaux (Ainsmorth 1978; Mc Elwain et Booth Laforce 2006, Leerkes 2010)
– Il est sensible aux signaux (Answorth 1978)
– Il les accepte (Rutherford et al 2013, Swain 2017)
– Il les interprète (ce n’est pas simple : on réfléchit inconsciemment à ce qui nous faisait pleurer bébé, il faut appliquer son savoir à ce bébé là, exercer sa mentalisation sur son enfant) –Ainsworth et al 1978; Fonagy 1991; Fonagy et al 2002; Allen et al 2008; Slade 2005-
– Il agit, il donne de la proximité, console, réconforte (Ainsworth et al 2008)
– Il communique des stratégies pour surmonter la détresse (Leerkes 2010; Leerkes et al 2017)
– Il persiste tant que le bébé est en situation de stress (Rutherford et al 2013)
– Il corrige quand il s’est trompé (Tronick 2002)
– Il peut faire tout ça en condition de stress ! (Lyons Ruth et al 1999; Leerkes et al 2017)
Les éléments génétiques et environnementaux qui impactent les pratiques éducatives
Quels sont les facteurs qui influent sur le caregiving des mères ?
La psychopathologie parentale, la qualité du réseau social, l’attachement de la mère, la culture, le stress dans la famille… Sur le sujet il existe de nombreuses références bibliographiques: Belski 1999; George et Solomon 1999 et 2008; Kobak et Mandelbaum 2003; Greenberg 2005; Cowan et Cowan 2009; Verhage et al 2015. Chez les mères précaires, il existe une accumulation de stress contextuels. Or trop de stress éteint le caregiving : il se produit une compétition entre le propre besoin d’attachement de la mère et ses capacités de caregiving.
La carte « la plus pourrie » est souvent celle qu’on ne voit pas. Le conflit conjugal violent et chronique mine le caregiving (en raison de la concurrence entre la protection individuelle et la protection de l’enfant). Nicole Guedeney insiste : la probabilité n’est pas une fatalité. Il s’agit d’un discours de risque pour voir les facteurs ressources et les facteurs de vulnérabilité.
A situations précaires égales, les capacités des mères à préserver leur parenting varient. Il faut une évaluation soigneuse de chaque situation et des ressources disponibles (Herber et al 2014)
L’arrivée du bébé : une formidable opportunité biologique pour agir sur la maman
La pédopsychiatre aborde ensuite les « bonnes cartes possibles » et en profite pour évoquer avec enthousiasme les travaux de la psychanalyste américaine Selma Fraiberg, auteure de « Fantômes dans la chambre d’enfant », fondatrice des thérapies « attachement informées ».
Au moment de la grossesses et de l’arrivée du bébé, il se produit une « facilitation biologique » : le « bonding » (Erikson 1999), état biologique quasi immédiat après la naissance, inonde la mère. On ne peut protéger un enfant que si on s’en sent responsable, si on sait qu’on a une place unique pour ce bébé (Bekhechi et al, 2010). Il faut avoir ce vécu là, c’est un pré requis. Mais Certaines mères ne l’ont pas.
Il faut aussi compter avec la bonne carte de l’ocytocine, l’hormone qui accroît l’engagement, le plaisir, la confiance, les comportements de protection et diminue la colère et l’anxiété (Feldman et Bakermans-Kranenburg 2017, Insel 2003; Kirsh 2005; Debiec 2005). « Il faut un contrepoids psychologique énorme pour que ça ne marche pas » assure Nicole Guedeney.
Cet état biologique amène les mères à voir les professionnels différemment.
L’autre bonne carte, c’est le nouveau né. Il est programmé pour interagir avec le monde social (Rochat 2006; Tomasello 2009). Le bébé est particulièrement équipé pour susciter l’affection, l’intérêt et le caregiving. Il stimule l’interaction et gratifie le parent (Simpson et Belski 2008). Le bébé humain a un regard fascinant (Hrdy 2005). Il est toujours avide de se connecter. Son visage immature déclenche la protection.
Aller au domicile des parents et leur transmettre les informations utiles
L’arrivée du bébé constitue donc une opportunité unique de rebattre les cartes (Fraiberg 1980). Les parents veulent le mieux pour leur enfant. Ils feront plus pour cet enfant que pour eux mêmes. C’est le seul moment où l’espoir renaît. L’enfant représente une forte motivation pour accepter de l’aide et améliorer les conditions de vie (David et al 2012). D’après Selma Fraiberg, pionnière et fondatrice des approches thérapeutiques des mères en situation de précarité : « Tous les parents de bébés à hauts risques peuvent trouver le moyen de donner le meilleur d’eux mêmes quand un professionnel en qui ils ont confiance se trouve à leur côté. »
Mais il ne faut pas perdre de vue qu’on agit « au nom du bébé » et qu’un bébé « ça n’attend pas ». « On va là où sont les parents, il faut aller au domicile », martèle Nicole Guedeney, en écho à Selma Fraiberg.
« Les parents sont des partenaires de l’évaluation et de la prise en charge. Vous êtes des professionnels, vous savez, mais écoutez aussi ce qu’elles disent, donnez des preuves d’intérêt. Puis partagez le savoir. Plus les mères sont en difficulté, plus elles se sentent débiles, plus elle se sentent valorisées si vous partagez avec elles.»
Apprendre à contourner les obstacles pour transmettre le message
Il faut lever des obstacles. « Pour les soignants l’aide est bénéfique, pour les familles l’aide est inutile voire dangereuse. Ce qui est nouveau fait peur à la famille précaire. Ce n’est pas vous qu’elle voit c’est toute l’expérience qu’elle a déjà eue. Qu’est-ce qui l’a sauvée dans son histoire ? » Pour prendre soin de celui qui prend soin (Kobak et Esposito 2003) il faut être là quand il y a besoin, pas plus, développer le sentiment de compétences, intervenir sans être intrusif (Feeney et Woodhouse 2016), accepter les stratégies d’adaptation du sujet tout en donnant clairement la direction où aller (Crittenden et Spieker 2018).
La spécialiste donne un exemple précis qui parlera à nombre de travailleurs sociaux. Comment dire à des parents qu’on ne frappe pas un enfant ? « On peut lui dire qu’on comprend ce qu’il fait mais tout en continuant à dire que c’est ennuyeux pour l’enfant. »
Des interventions sur l’attachement utiles, efficaces mais pas suffisantes
La difficulté pour les parents trop stressés est d’intégrer de nouvelles informations, précise Nicole Guedeney (David et al 2012; Hausman et Hammen 1993) . Pour être efficaces, les programmes doivent être intensifs et durer longtemps.
Ce qui est important : le travail sur les interactions, pour améliorer le caregiving, les modalités des interactions et trouver une sensibilité nouvelle aux signes du bébé (Scheungel 1999; Bakermans-Kranenburg et al 2003 et 2005). Car « le meilleur moyen d’oublier les fantômes du passé c’est de voir les signes du bébé ».
Elle évoque l’efficacité de la vidéo dans ces thérapies (voir notre article) parce que « voir c’est croire » (Steele et al 2014; Erikson et al, 2002). Les interventions basées sur le transgénérationnel sont intéressantes, elles vont chercher les fantômes du passé et les anges dans la nursery (Fraiberg 1980; Leiberman 2005). Elles peuvent se faire en individuel ou en groupe (Steele et Steele 2018). Mais cela ne suffit pas. Il faut un travail sur le contexte (Howe 2005; Bifulco et Thomas 2013; Cowan et al 2018) car il n’y aura pas d’effet domino (Tarabulsy et al 2008). Il est nécessaire de développer des ressources d’aide interpersonnelle (Hausman et Hammen 1993), l’implication du père quand c’est possible (Cowan et Cowan 2010; Pruett et al, 2017). Il faut en parallèle diminuer les facteurs contextuels autant qu’on peut (Herber et al, 2014).
Toutes ces connaissances sur l’attachement, le caregiving, les interventions, ont évidemment changé la donne. Mais attention à l’angélisme. Il faut des professionnels de haut niveau, formés aux théories du développement, supervisés, avec une évaluation permanente de l’efficacité de la prise en charge. Parfois ça ne suffira pas. « La séparation n’est pas un gros mot, assure Nicole Guedeney. Le problème c’est quand la séparation n’est pas préparée. »
Travailler avec les parents eux-mêmes sur les facteurs de vulnérabilité
Dans la salle, une participante pose une question : « En maternité, nous avons des mamans toxicomanes pour lesquelles tous les signaux sont allumés mais elles donnent le change. Elles ferment la porte. Que peut-on faire ? » Sur l’estrade, Nicole Guedeney réfléchit puis propose un parallèle avec les parents lancés dans une procédure d’adoption. « On prépare ces parents à répondre aux besoins d’un enfant qui va avoir des besoins extra ordinaires. Car s’occuper de ces bébés ce n’est pas pareil. Je crois qu’il faut travailler avec les parents en anté natal sur les facteurs de vulnérabilité. En parler avec eux et voir ce qu’on peut mettre en place. Expliquer les faits en pré natal, parler des statistiques, préparer le terrain. Partir des faits.»
En conclusion d’une journée extrêmement dense, Pascale Jamoulle, anthropologue et enseignante à l’UMONS et à l’UCL, est venue rappeler que «la précarité augmente dangereusement » et que « des structures qui développent une approche aussi fine qu’Echoline se retrouvent confrontées à un public qui explose. » Or, « la précarité ce n’est pas la pauvreté », précise-t-elle. « Celui qui est pauvre a peu, celui qui est précaire a peur. La précarité produit des symptômes. Ce système de précarité met en échec les dispositifs classiques, induit une inventivité constante.» David Lallemand, le conseiller en communication du Délégué général aux droits de l’enfant, constate de son côté « l’arrivée massive des femmes dans la rue », s’interroge sur la reproduction des inégalités et salue le travail de l’association. « Dans notre organisation nous n’aimons pas les bulletins, mais nous avons envie de donner 20/20 à Echoline ».