« Construire et entretenir l’attention dans l’institution soignante ou d’accueil » : c’est l’intitulé de cette conférence programmée le dernier jour du colloque de l’ARIP dédié à l’attention en périnatalité. Au programme : Pierre Delion, Sylviane Giampino, l’observation selon Esther Bick et la maternité des Bleuets.
Le pédopsychiatre et psychanalyste Pierre Delion (très reconnu par ses pairs, très controversé dans le monde de l’autisme pour sa pratique du « packing ») ouvre l’une des dernières conférences de ce 12ème colloque de l’ARIP à Avignon. Il évoque ce qui « terrifie » le plus les équipes soignantes actuellement, à savoir « l’hyperbole technocratique » qui se développe. « Plutôt que d’être attentif à la personne, on est l’esprit pris de façon surdéterminée pas des choses qui n’ont pas grand chose à voir avec la personne qu’on doit accueillir ». Comment faire autrement pour construire de la pensée ?
L’accueil, fonction attentive et attentionnée
Pierre Delion parle ensuite de la fonction d’accueil, ce moment capital où « la personne arrive à notre contact ». Cette fonction « est tout sauf naturelle, c’est éminemment culturel ». Pour Pierre Delion il s’agit de « la rencontre dans laquelle s’enracine la relation transférentielle ». C’est un moment de seuil, une ligne de crête. « Si on regarde dans une direction, on utilise le concept de transfert, si on regarde de l’autre côté on va vers « ne vous inquiétez pas des effets de cette relation, faites ce qui est prévu dans le protocole, ne vous occupez pas du transfert ». »
Cette qualité d’attention « ne tombe pas du ciel ». Elle se cultive dans l’équipe à laquelle on appartient. A la façon d’Esther Bick, qui demande une attention dans l’observation. Pierre Delion avertit : Attention à la manière dont une relation transférentielle va pouvoir s’opérer. Attention à ce que les professionnels accumulent en eux, à ces éléments en provenance des patients, sans pouvoir en parler, sans pouvoir les transformer en autre chose. Or, cette transformation est essentielle, sinon le burn out est au bout du chemin. Voire le « burn in ». Car « c’est à l’intérieur de soi-même qu’on passe par la fenêtre ».
Comment aider l’autre à tenir ? Il faut utiliser le groupe, procéder à un travail de déploiement de ces éléments qui nous arrivent des gens qui souffrent, éléments qu’on va mettre sur l’établi pour les transformer en autre chose. « Quand on construit une fonction d’attention à l’autre, il est nécessaire d’avoir des espaces où on accueille le ressenti du soignant. » C’est la « fonction phorique » (ndlr : équivalent du « holding » de Winnicott). « Cette fonction d’attention que le patient ressent est le résultat de la façon dont les soignants sont au monde dans leur espace professionnel.(…) Il faut du temps pour comprendre que la souffrance qu’on nous adresse et qui a tel ou tel symptôme nous fait penser qu’il s’agirait de ci ou de ça. On devient porteur de la souffrance psychique ». C’est la fonction « sémaphorique ». « On ne doit pas immédiatement essayer de comprendre de quelle souffrance il s’agit. Pour l’instant, j’accueille, c’est déjà la moitié du travail qui est fait. »
Lutter contre la logique managériale
Pierre Delion fait part de ses agacements dans ses conflits réguliers avec les « bureaucrates staliniens ». « Nos responsables ne se rendent pas compte que nous mettons notre intimité psychique au service d’un autre. Si on n’accueille pas une partie de l’appareil psychique dans le nôtre, l’engagement ne se fera pas. La différence sera très sensible. Comment accueillir cette souffrance de l’autre sans en être détruit ? » Au bout d’un moment, il faut partager les points de vue avec d’autres professionnels, dans une réunion. Ce terme ne serait pas aussi banal qu’il y paraît. C’est une façon d’être accueillant entre professionnels et le temps réservé aux réunions témoigne d’une qualité institutionnelle fondamentale. « Actuellement, la logique managériale nous propose des réunions construites sur un système pas très aidant pour professionnels“, déplore le psychanalyste. Parce qu’elles serviraient à véhiculer des discours politiques. « Les réunions dont je parle sont des réunions de la constellation transférentielle dans lesquelles il faut trouver une logique, que chacun puisse dire « voilà ce que j’ai compris, ressenti, qu’en pensez-vous ? » Qu’on puisse dire « voilà la difficulté que j’ai avec cette famille et si ça continue je le fous par la fenêtre ce con ! » » . Alors le travail de transformation va s’amorcer. « On ne peut pas tout seul avoir les tenants et les aboutissants, estime Pierre Delion. Tout ce qui concerne l’attention est sous-tendu par un travail institutionnel indispensable. Ces notions ne sont pas des parasites, ce sont des incontournables. Il faut défendre ces concepts de base.(…)Le recours au collectif est essentiel et ne se fait pas avec des vœux pieux. »
La psychanalyse bousculée
Dans la salle, une participante prend la parole : « il faut réfléchir aux ennemis internes, les psychanalystes eux-mêmes nous ont abandonnés, j’ai entendu une attaque de la psychanalyse (ndlr : elle évoque une intervention du neurobiologiste Jean Decéty, la veille). J’ai fait un chemin très classique, j’ai bien connu la psychothérapie institutionnelle. Je faisais des enveloppements humides. Aujourd’hui la psychanalyse est honnie sur le terrain. Je ne me sens pas soutenue par les miens. Comment on en est arrivé là ? A cause de nous ? » Réponse de Pierre Delion : « la psychanalyse est attaquée. Sur l’autisme, il faut le prendre en considération pour réfléchir à nos pratiques. Comment utiliser la psychanalyse dans l’autisme ? Il faut mettre la psychanalyse là où elle doit être. Les psychanalystes doivent faire un effort, ils sont responsables de réflexion sur le monde interne. Quand ils sont confrontés à des pathologies différentes de la névrose, ils doivent proposer des prises en charge tenant compte d’autres prises en charge que la psychanalyse. Il faut quitter la guerre de religions pour entrer dans des articulations conceptuelles abstraites et concrètes. »
Pour rappel, le recours à la psychanalyse a été considéré comme « non consensuel » dans le rapport de la Haute Autorité de Santé publié en 2012 qui recommande les thérapies comportementales et éducatives, les seules à avoir fait l’objet d’une évaluation selon des critères scientifiques. Cet échange témoigne bien du désarroi des psychanalystes qui se sentent constamment attaqués, font même parfois état d’un sentiment de persécution. Mais qui n’en demeurent pas moins encore en situation de position dominante dans le domaine de la pédopsychiatrie.
L’observation selon Esther Bick
Maguy Monmayrant, psychologue clinicienne et psychothérapeute, se livre ensuite à une description de la méthode d’observation d’Esther Bick. Il s’agit d’observer un nourrisson dans son environnement familial. « Quand on fait ça on n’est ni soignant ni psy, on a quitté tous ses vêtements. C’est si difficile et si risqué qu’il faut rédiger le plus vite possible le compte-rendu. » Ce compte-rendu est ensuite présenté au groupe de soignants. Se produit alors une mise en abyme puisque le groupe réagit à la lecture de ce document et que les réactions du groupe donnent elles-mêmes lieu à un autre compte-rendu. Les états émotionnels sont reçus par une personne attentive au groupe. Par le biais de l’écrit on touche beaucoup mieux ce qui est de l’ordre du « pathique ». Le groupe est branché sur des éléments pas conscients et fait caisse de résonance. Il faut prendre au sérieux ce qui est de l’ordre du détail. «A travers cette prise en compte et les échos successifs, on va pouvoir travailler ce champ du pathique.(…) Une observation est réussie quand le groupe est bien contenu, qu’il a pu contenir tous les éléments ramenés par l’observateur. Dans cette série de poupées gigognes, le bébé va lui-même être contenu.»
Naissance des soins piscine mère-bébé
Marina Douzon-Bernal, longtemps médecin en périnatalité psychique aux côtés de Maguy Monmayrant, prend le relais. Elle évoque l’approche réflexive sur la pratique par la formation et par des applications thérapeutiques. Et comment ce recours aux techniques d’Esther Bick a transformé l’équipe, l’ambiance dans le service, « comment ça a soutenu l’attention des professionnels et la possibilité pour eux d’un engagement émotionnel et corporel avec les bébés ». « Dans les soins des troubles de la rencontre et de la souffrance des bébés et de leurs parents, cet engagement est incontournable », assure-t-elle. Le médecin insiste sur les allers-retours entre la théorie et la pratique, sur l’élaboration en équipe, sur la clinique basée sur une conception globale du soin associant psychothérapies, soins psychiques à médiation corporelle, accompagnement individualisé, attention aux liens familiaux et professionnels.
Elle livre une vignette. Madeline, infirmière, intervient chez la mère psychotique d’une petite fille de 9 mois. Cette femme plonge l’enfant dans le bain. L’eau est brûlante. L’enfant hurle. Stupeur de la soignante. “Le bébé, la mère et la soignante mettront un long moment avant de s’apaiser“. La soignante témoigne ensuite de cette épreuve. L’idée d’un soin piscine est évoquée. Une infirmière propose de se mettre à l’eau avec la mère et le bébé, dans une petite piscine. La mère tire les cheveux de l’enfant, lui fait des crocs en jambes. La soignante éprouve des difficultés pour protéger l’enfant, la mère ne tolère pas qu’elle s’approche. Puis la situation s’apaise. Le cadre des soins piscine mère-bébé est né. Suivront aussi des temps de soins pour la mère qui dit « j’ai des nœuds dans la tête ». De bains en bains, l’infirmière démêle. L’observation est faite par une deuxième soignante, qui rédige.
Une alternative à l’échec thérapeutique
L’observation de ce qui se passe entre les corps est centrale. « Le bébé nous convoque dans son monde avant le langage, pose Marina Douzon-Bernal. Soigner des bébés et des parents en souffrance, c’est se retrouver plongé dans un monde archaïque. On est bombardé de perceptions. Au risque de se retrouver figé, sidéré par la souffrance, la violence à l’oeuvre. Au risque de la contamination par l’angoisse. Comment cultiver une qualité d’attention à la fois soutenue et diffuse à ce qui se passe entre eux, entre eux et nous ? Une attention à nos éprouvés corporels, émotionnels voire pulsionnels ? Pendant 15 ans nous avons mené cette expérience régulière, exigeante et passionnante de l’observation du bébé dans une visée thérapeutique.»
L’indication de ce soin est posée pour les bébés pour lesquels les soignants se sentent en difficulté. « Pour lesquels nous sommes inquiets, découragés, en échec thérapeutique.» Ce travail permet de transformer l’attention, alors qu’ « on ne voyait plus ce qui allait mal ».
« Un nouveau climat s’instaure, assure Marina Douzon-Bernal. Le bébé reprend son évolution. Il retrouve sa capacité à aller chercher son parent. Dans une boucle vertueuse, l’attention du parent se transforme. Ca favorise les conditions de la rencontre.(…) Il y a un travail répété de mise en mots, de partage des éprouvés, dans cet espace se construit une enveloppe groupale. Les perceptions s’affinent. On trouve du plaisir à cette transformation.»
A l’issue de cette belle présentation, il reste cette interrogation : jusqu’où accompagner une mère psychotique avec son bébé ? A quel moment ce n’est pas le lien à la mère qui devient en lui-même délétère pour l’enfant ? Pour le dire de façon moins policée : on s’interroge sur le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant quand une petite fille est contrainte de grandir auprès d’une mère dont la maladie psychiatrique, non seulement obère sa capacité à répondre aux besoins de son enfant mais l’amène visiblement à lui nuire.
Quand une ministre missionne une psychanalyste
La parole est ensuite laissée à Sylviane Giampino, psychanalyste missionnée en 2015 par Laurence Rossignol pour une réflexion approfondie sur le développement de l’enfant et l’accueil des 0-3 ans, et auteure en conséquence d’un très dense rapport remis à la Ministre en mai dernier. Laurence Rossignol s’est inspirée de ces 108 préconisations pour produire un plan d’action sur la petite enfance qui a été annoncé récemment. Sylviane Giampino vient donc exposer aux participants du colloque de l’ARIP le modalités et la philosophie de son travail. Elle évoque « une recherche rustique, rurale, avec les professionnels de terrain ». Comprendre par là qu’il ne s’agit pas de « la recherche noble, avec groupes contrôles ». « J’ai tenté d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur le bébé, de leur faire poser les yeux sur les bébés. (…)Il s’agissait d’attirer le regard pas seulement sur les bébés cassés ou futurs casseurs, mais sur les bébés de tous les jours. » Suivez son regard, vers le rapport de l’INSERM de 2005 sur les troubles des conduites et le mouvement « Pas de zéro de conduite » auquel Sylviane Giampino a activement participé. Elle le dira explicitement quelques secondes plus tard, défendant une « prévention en rhizome, prévenante, conceptualisée par le collectif pas de zéro de conduite » qui s’opposerait au fait de « traquer et dépister ». Parce que cette étape de la petite enfance « qui ne ressemble à aucune autre », assure Sylviane Giampino, « englobe les données de la suite mais ne la détermine pas ».
On retrouve là l’essentiel du discours de « Pas de zéro de conduite » : une ferme opposition à une vision probabiliste et prédictive de la prévention, basée sur les études longitudinales, vision adoptée par les Nord-américains et qui a toujours suscité de fortes réserves en France (voir notre article sur cette fracture théorique et politique).
Attirer l’attention des pouvoirs publics sur le développement de l’enfant
Sur l’estrade de la salle du conclave du Palais des Papes, Sylviane Giampino considère qu’aujourd’hui « le corps de chair en croissance supplante le corps langage de Dolto, le cerveau supplante le cœur ». Il y aurait « une nuance entre investir sur l’avenir des enfants et s’intéresser à l’enfant présent ». « Ici aussi nous sommes sur la ligne de crête entre programmer à la réussite et s’incliner sur les petits riens qui nous rendent les bébés si humains ». La psychanalyste préfère donc « poser les yeux sur le bébé, ce qui permet de l’envisager alors que le scruter, ça le dévisage. »
Elle rappelle que son rapport s’appuie sur une méthodologie collective avec la participation de 120 personnes. L’une des parties est consacrée au développement de l’enfant et douze priorités développementales ont été pointées. Il est par exemple précisé que les sphères de développement sont inséparables. Le rapport se veut à rebours des « injonctions actuelles dans les modes d’accueil qui visent à ce que les enfants acquièrent des comportements, des apprentissages cognitifs de leur âge » pour retrouver une « attention polysensorielle, intersubjective ». Elle insiste également sur l’importance de pluridisciplinarité des professionnels et la connaissance du vécu néonatal.
Elle revient aussi sur la notion de prime éducation : l’accueil chez l’assistante maternelle ou en crèche est un tiers lieu éducatif pour l’enfant, une expérience unique dans le développement du bébé. « Les professionnels ont un statut intermédiaire de passeur.»
Sylviane Giampino avait pour mission de dégager un consensus, elle ne cache pas qu’il y a eu des dissensus. Elle se félicite néanmoins que ce travail collectif ait pu « maintenir la concentration sur le développement et l’épanouissement des jeunes enfants », et d’avoir intimé « la sourdine à la compétition, aux polémiques disciplinaires ». « Chacun se fait la représentation de l’enfant dont il a absolument besoin, assure-t-elle. Quelques repères ont pu naître des translations des connaissances, par le dialogue. Aucune représentation n’est plus vraie qu’une autre. »
HOME à Nantes : entre Esther Bick et Pikler Loczy
Claire Pérouze, pédopsychiatre, et Véronique Hue, infirmière, de l’unité mère bébé HOME de Nantes, prennent la suite pour évoquer les bases théoriques qu’elles ont posées il y a 13 ans à partir de l’observation selon Esther Bick. Absence d’a priori, mise à distance de la rationalisation hâtive, et une méthodologie en trois temps (attention spécifique, écriture, mise à distance). Il s’agit pour elles de « se rendre présent au bébé, disponible à ses émotions ». Le bébé est observé seul dans des temps de sommeil ou d’éveil et en collectivité, dans des ateliers par exemple.
« Notre posture de soignant nous amène à prendre directement soin du bébé ». Il a donc fallu développer une méthodologie « pour que le bébé puisse s’appuyer sur une façon d’être commune à tous les professionnels ». Autre grand défi : éviter le clivage possible pour le bébé entre la posture attentive et soutenante des soignants et celle parfois discordante des parents. L’équipe s’appuie aussi sur les pratiques de Pikler loczy en valorisant l’activité autonome, le « rôle essentiel de l’activité spontanée du bébé ». Le bébé est moteur de son développement global. « Nous respectons toutes les manifestations du bébé ».
Il s’agit de ne pas le contrarier en faisant intrusion, de ne pas lui imposer de postures, ne pas lui enlever la joie de découvrir par lui-même. L’aire d’exercice de son activité est organisée en fonction de lui. Le cadre, les dimensions, les limites, les contenus sont pensés en fonction de son développement et de son intérêt. L’objectif est de le rendre conscient de sa propre valeur, de ses compétences.
Assurer la continuité informationnelle et relationnelle
Ainsi nourri, le bébé développe un esprit d’initiative, fait preuve d’attention et de persévérance. Il éprouve un sentiment de réussite. Ce développement d’une activité autonome ne signifie pas l’indifférence des adultes. La question qui se pose : va-t-il ensuite reproduire devant sa mère ?
En cas de négligences fortes, le bébé est atteint. Les soignants doivent alors soutenir son élan vital.
Les deux intervenantes rapportent le cas d’un bébé de sept mois suivi pour négligences, souffrant d’un éparpillement physique et psychique qui entravait son fonctionnement. Il a reçu des soins pendant quatre semaines avec 2 soignantes dont une observatrice. « Ce bébé a changé sous nos yeux, capable de se poser, de jouer, d’être avec. Cela se rejouait avec la maman. » Des visites à domicile ont ensuite été mises en place avec un accueil à temps plein à la crèche. Mais son état s’est de nouveau dégradé. A chacune de ses visites au domicile, l’infirmière est censée réinjecter du soin.
Se pose aussi la question de la continuité et de la discontinuité. Comment maintenir une continuité informationnelle et relationnelle ? Pour adapter au mieux les soins courants, il faut des transmissions écrites. Les fiches de relais ont d’abord été instaurées pour l’infirmière de nuit. Puis elles ont été généralisées. Elles figurent avec précision toutes les habitudes et besoins du bébé, les lieux, l’ambiance, la luminosité. Ces fiches demandent une grande rigueur. Subsiste un risque, celui du meta récit perpétuel (qui se traduit par « ne plus être auprès du bébé et de sa mère »).
La continuité relationnelle demeure une condition importante: le fait de revoir souvent la même personne établit un climat de confiance. Il existe donc un système de référence. Chaque dyade a une référence. Pour le bébé, il est capital d’être dans la tête d’un adulte référé. « Les référentes contiennent le tout ». Les autres professionnels apportent des compétences plus pointues.
Mais le roulement des infirmières fragilisent la référence. Il a fallu élaborer un dispositif secondaire. « Parfois nous avons à changer le bébé, rappellent les deux intervenantes. Devons nous mettre l’accent sur la continuité des personnes ou sur une façon de faire ? » La deuxième option l’a emporté : il a été défini une façon commune de s’adresser aux bébés et de les porter ainsi que des gestes précis pour les prendre dans les bras.
Il s’agit pour l’équipe de créer un arrière plan sur lequel le bébé peut assurer sa sécurité, maintenir sa créativité et de permettre au bébé et à la mère de construire une façon d’être ensemble et d’être au monde.
Des soins basés sur la juste distance et la sécurisation
Les soignants ne perdent pas de vue qu’il faut retrouver un bébé “dans lequel s’inscrit en premier le lien au parent” et que leur rôle consiste à jeter des « ponts de sécurité qui transmettent une machine à grandir ». « Quand nous quittons un bébé pour un ou plusieurs jours, nous lui redisons toutes les façons de s’apaiser, nous lui faisons confiance pour qu’il garde cela en lui. »
Les deux intervenantes expliquent aussi que trois infirmières développent chacune une mission spécifique :
-s’assurer du bien-être physique
-conduire les visites à domicile
-mener l’observation spécifique du bébé (être là en pointillé, auprès du bébé)
Parfois les soignants sont amenés à prendre le relais de la maman. “Il serait vain et stérile d’imiter la relation mère enfant“, estiment Claire Pérouze et Véronique Hue. Comment s’approcher au plus près et garder ses distances ? Tout réside en fait dans la façon de prendre soin. C’est de cela dont le bébé va se souvenir plutôt que du soignant lui-même.
Quels sont les obstacles à ce beau programme ?
Des troubles maternels trop intenses, un nombre de bébé trop important, une souffrance psychique du bébé parfois majeure. La préoccupation soignante est toujours mise en action, et c’est aussi une vulnérabilité. C’est un grand travail de s’occuper quotidiennement de plusieurs bébés avec leur mère. Il faut des réunions communes, un cadre institutionnel solide, un temps de reprise des observations, de reprise des pratiques, des réunions cliniques deux fois par semaine. Le regard de la psychomotricienne est très précieux, elle réalise des échelles de Brazelton, notent encore les deux professionnelles. Il est nécessaire de favoriser chez l’enfant la prise de conscience de lui même et de son environnement. « On peut développer avec lui une communication par le regard, par le toucher, le geste et la parole. L’adulte part des signes du bébé, y répond, y donne sens. » Les soins constituent des moments de sécurisation. Elles insistent : l’apprentissage est non didactique pour les mères. Elles peuvent se l’approprier en l’observant. Le colorer de leur propre manière d’être.
Ces mères ont souvent été malmenés voire maltraitées, elles sont tour à tour protectrices ou dangereuses. Il faut atténuer toutes ces variations.
En conclusion, elles posent qu’il est ici question d’une « manière conceptuelle précise, rigoureuse, scientifique, de faire attention et non instinctive, approximative et aléatoire ».
La maternité des Bleuets, ombre portée sur une belle histoire
Pierre-Jérôme Adjedj, président de l’association « touche pas aux bleuets » vient clore la session. Il rappelle en quoi la maternité des Bleuets a constitué une « utopie sociale d’après guerre ». La structure a toujours été gérée par l’association Ambroise Croizat, émanation de la CGT. Ce statut a longtemps était protecteur, « étant donné les moyens de coercition limités de l’Agence régionale de santé ». « Malheureusement, explique Pierre-Jérôme Adjedj, cette sécurité se retourne contre nous, puisqu’aujourd’hui nous menons bataille contre la gouvernance, contre l’association Ambroise Croizat. La tutelle essaie de nous soutenir. » Il évoque un « régime de terreur », des « purges staliniennes ». L’activité a diminué de 50%. L’hôpital a perdu sa certification, le personnel est à bout. La suspension d’activité est envisagée. « On assiste à un changement de paradigme global. Les syndicats sont parfois décalés dans leurs modes d’action. » Mais, assure-t-il encore, « il se produit aussi de belles choses : des gens d’horizons différents qui se parlent et se battent ensemble ».