Comment donner toutes ses chances à un enfant né dans une famille précaire ? En l’accueillant dans une crèche à haute qualité pédagogique et en soutenant activement ses parents. C’est en substance ce que propose le rapport du groupe de réflexion Terra Nova, rappelant au passage qu’il s’agit d’une exigence d’équité et d’un investissement social.
Trois ans après une première note sur la lutte contre les inégalités dès la crèche qui avait suscité quelques remous, le think Tank Terra Nova publie aujourd’hui un nouveau rapport intitulé « L’égalité des chances se joue avant la maternelle ». Il était présenté ce matin par Thierry Pech, directeur de Terra Nova, Florent de Bodman, administrateur civil en détachement à l’ANSA (Agence Nouvelle des Solidarités Actives) et Romain Dugravier, pédopsychiatre, chef du service de Périnatalité à l’Hôpital Sainte-Anne.
Comment les inégalités s’installent dès les premières années
Les lecteurs habituels de GYNGER devraient être assez familiarisés avec les constats, notions et dispositifs mis en avant dans ce document : prévention précoce, impact de l’environnement sur le développement de l’enfant, universalisme proportionné, littérature internationale, interventions fondées sur des preuves, évaluation. Il est question de plusieurs programmes que nous avons déjà relayés ici et il est même fait référence aux « what works centers » auxquels nous venons de consacrer cinq articles.
Ce tout nouveau rapport revient donc sur des notions qui font de plus en plus consensus au niveau international : à quatre ans il existe déjà de fortes disparités dans le développement cognitif des enfants, disparités liées en grande partie au statut socio-économique et au niveau d’instruction des parents, disparités qui font le lit des futures inégalités scolaires et des inégalités psycho-sociales à l’âge adulte.
Pour les auteurs du rapport il est donc capital, dans une démarche d’investissement social, de s’attaquer à ces inégalités le plus tôt possible en compensant de façon précoce le manque de stimulations dont pâtissent certains enfants dans leur milieu familial. Dans cet objectif, « la politique de la petite enfance doit viser autant l’égalité des chances que l’appui aux parents qui travaillent ; elle doit être envisagée autant du point de vue du développement de l’enfant que de celui des parents ; on doit y parler autant d’éducation que de modes de garde en développement fortement le soutien aux parents ». Il faut donc accueillir prioritairement en structure collective les enfants des familles les plus vulnérables.
« Si tout ne se joue pas avant 3 ans, c’est une période cruciale, résume Romain Dugravier. Une période pendant laquelle l’enfant noue des liens d’attachement. On sait l’importance de ces liens. Selon les conditions dans lesquelles un petit se développe, ses chances ne seront pas les mêmes. Dans un environnement précaire, un enfant peut dès 3 ans être beaucoup moins sollicité. Il y a une réelle inégalité des chances dès les premières années. Or on sait qu’il existe des dispositifs et des moyens qui permettent de lutter contre ces inégalités. La littérature internationale le montre. Nous voulons réconcilier l’approche française de terrain et une approche scientifique basée sur des données probantes. » Les auteurs insistent : il faut promouvoir les pratiques les plus efficaces validées par des évaluations scientifiques. Ils appellent donc à un dialogue entre praticiens de terrain et chercheurs.
Crèches : revoir les critères d’attribution et les méthodes pédagogiques
Terra Nova préconise que la politique d’accueil des enfants en crèche soit moins axée sur la conciliation vie privée-vie professionnelle et davantage sur une politique d’égalité des chances.
Les auteurs du rapport formulent plusieurs recommandations dont :
– Créer 40.000 nouvelles places en cinq ans dans les départements ruraux sous-dotés et les quartiers politique de la ville
– Instaurer une aide supplémentaire pour les places de crèches créées dans ces territoires prioritaires, afin de garantir aux communes qui les financent un reste à charge quasi-nul.
– Obliger les communes à la transparence complète sur les critères d’attribution des places, sous peine de ne plus recevoir les aides nationales versées par les CAF.
– Donner plus de poids aux critères sociaux dans l’attribution
– Faire progresser la qualité pédagogique en la mesurant de façon rigoureuse
Les auteurs font le constat d’un réseau français de crèches assez dense ce qui donne finalement à notre pays « une longueur d’avance » mais ils insistent : l’objectif quantitatif ne suffit plus.
« Notre réseau de crèches et de PMI est enviable et envié, assure Romain Dugravier. L’offre est riche sur le territoire malgré les disparités. Mais quand on mesure les effets de ces politiques, les résultats sont contrastés et décevants. En terme de réussite scolaire, ce que montre Pisa, et en terme de comportements de santé de la mère et des enfants. »
S’il s’agit de s’inscrire dans une réelle politique d’égalité des chances, alors il faut aller plus loin et plus fort : s’assurer que les familles défavorisées ont réellement accès à ces structures (un enfant pauvre a 4 fois moins de chance d’être accueilli en EAJE qu’un enfant de famille aisée) et améliorer la qualité du contenu pédagogique. Les auteurs estiment en effet que les activités proposées dans les EAJE sont trop peu individualisées et interactives, que les pratiques et outils pédagogiques manquent de formalisation, que le dialogue avec la recherche scientifique est trop rare. Ils mettent en avant des exemples à promouvoir : le programme Jeux d’enfant, ou encore le Parler Bambin.
Le soutien aux parents, indispensable mais sous-doté et pas évalué
Autre volet qui a suscité l’attention des auteurs : l’accompagnement à la parentalité. Ils s’étonnent notamment de « l’écart frappant entre l’importance de l’enjeu et la faiblesse des budgets nationaux dédiés au soutien à la parentalité ». « Il y a une disproportion entre les promesses et les sommes dépensées » note Florent de Bodman. Les auteurs avancent deux hypothèses à cette frilosité des pouvoirs publics : il n’est pas certain que les dispositifs mis en place (LAEP ou REAAP) atteignent vraiment les publics qui en auraient le plus besoin, ces dispositifs sont très rarement évalués et on ne sait donc rien de leurs effets sur les bénéficiaires, il est rare qu’ils soient inspirés par les apports de la recherche. Pour le dire autrement : l’accompagnement à la parentalité ne repose pas en France sur des preuves probantes.
Le rapport relève également que « la politique publique de soutien à la parentalité reste en France entachée d’un manque de légitimité. » « Trop souvent le débat public tourne autour du « pourquoi » et revient aux mêmes questions de principe : l’Etat est-il légitime pour définir la façon d’être parent ? N’y-a t-il pas un risque d’immixtion trop coercitive dans la vie privée des parents ? »
Nous ajouterons que ces débats achoppent aussi sur ce qui constitue un point Godwin de toute discussion à dimension psycho-sociale : le risque de stigmatisation. La crainte de la stigmatisation vient trop souvent disqualifier d’entrée de jeu tout projet d’égalité des chances : pour lutter contre les inégalités, il faut les identifier et pointer leurs effets mais les identifier revient pour de trop nombreux acteurs à stigmatiser les populations concernées. Le serpent qui se mord la queue.
Pour Terra Nova il faut donc « prendre résolument le contre-pied de ces débats : oui, le soutien aux parents est une politique publique essentielle et légitime. » « Pour que le soutien aux parents soit reconnu à sa juste valeur, le débat devrait se concentrer sur le « comment » : quelles sont les meilleures méthodes pour encourager et soutenir les parents? Quels projets ont fait la preuve de leur efficacité et méritent d’être généralisés grâce aux fonds publics ? Seule une démarche d’évaluation d’impact de ces actions et de promotion des plus efficaces permettra un véritable changement d’échelle de cette politique publique ». « Il ne s’agit pas de répliquer à l’identique ce qui se fait ailleurs mais d’expérimenter, d’innover et d’évaluer », propose Romain Dugravier. Le rapport recommande donc de se doter d’une structure similaire à celle des What Works centers britanniques, qui soit dédiée à la petite enfance et qui permettra de synthétiser les connaissances et de les rendre accessibles, sur le modèle de la Early Intervention Foundation (à laquelle nous avons consacré cinq articles).
Pour les auteurs, ce soutien aux parents doit aussi relever des crèches et des PMI. « Il faut greffer l’offre de soutien aux parents sur les lieux qu’ils fréquentent déjà ». Le rapport propose ainsi de renforcer les visites à domicile, sur le modèle du projet PANJO et d’orienter plus fortement encore l’action du soutien à la parentalité vers les familles qui en ont le plus besoin. Les auteurs en ont conscience : la façon dont on s’adresse aux publics vulnérables est fondamentale et réussir à les atteindre constitue un enjeu essentiel. « J’ai moi-même exercé dans un endroit avec une population très précaire puis ensuite avec des familles plus aisées, raconte Romain Dugravier. Dans le premier service, les parents venaient contraints, presque sous la menace et une famille sur trois ne venait pas aux rendez-vous. Dans le deuxième, les familles prenaient rendez-vous d’elles-mêmes, se renseignaient sur internet, multipliaient les avis.»
Avec ce rapport Terra Nova entend « sensibiliser le nouvel exécutif à l’intérêt en terme d’équité et de rendement d’une politique de petite enfance qui laisse la place à la qualité éducative de l’accompagnement des enfants ». Le document a été remis à la Ministre de la Santé et des Solidarités. Il sera intéressant de voir comment se positionneront également les associations et collectifs représentant les professionnels de la petite enfance et les acteurs du champ psycho-social, plus que réservés il y a trois ans.