Le vendredi 5 juillet la Fédération Nationale des Associations de la petite enfance (FNAPPE) et Alisé, émanation de la MSA Ile de France, ont organisé une journée de colloque au Sénat autour d’une question d’une brûlante actualité : « Comment réussir la mixité sociale dans son établissement ? » Voici le compte-rendu détaillé des conférences, tables-rondes et échanges. Précision importante : l’auteure de ces lignes a animé l’événement.
En introduction des débats, Dorothée Pradines, conseillère auprès d’Olivier Noblecourt, le Délégué interministériel à la prévention et à la pauvreté, repose l’enjeu de l’accueil des enfants de famille pauvre en EAJE: rompre la reproduction des inégalités, casser la fatalité. Elle le rappelle, « d’après une étude de l’OCDE il faut six générations pour qu’un descendant d’une famille très modeste atteigne le revenu moyen de la population ».
La petite enfance, premier des cinq engagements de la Stratégie pauvreté (Dorothée Pradines)
Comment s’y prendre pour réduire les inégalités de destin ? Ce défi a été confié de longue date à l’école à travers la réussite scolaire. « Mais c’est encore avant qu’il faut s’en préoccuper, affirme la jeune femme. Il n’est jamais trop tôt pour investir dans la réussite éducative car certains inégalités s’ancrent dès le plus jeune âge ».
La Stratégie de lutte contre la pauvreté a finalement un champ plus large puisqu’elle s’est ouverte à l’ensemble des âges de la vie. Mais la petite enfance reste le premier des 5 cinq engagements. C’est à cet âge que les logiques de prévention et d’investissement ont le plus de sens. La petite enfance constitue un levier efficace de réduction des inégalités. Mais seuls 5% des plus pauvres sont accueillis en crèche contre 22% des plus aisés.
Il faut donc mettre en oeuvre une double dynamique, quantitative et qualitative. Pour Dorothée Pradines, « l’augmentation du nombre de places d’accueil doit contribuer elle aussi à un plus grand accès des enfant pauvres aux modes d’accueil ». C’est l’objectif du « bonus territoire » qui propose un montant majoré pour les créations de place dans les quartiers prioritaires des politiques de la ville (QPV). Il s’agit d’ « accueillir plus d’enfants pauvres sans évincer les autres ». Il faut aussi miser sur une évolution qualitative de l’accueil avec une « culture commune et consensuelle autour du développement de l’enfant ». Dorothée Pradines assure que la délégation interminsitérielle ne « sous estime pas les difficultés » et sait que « le bonus mixité est, dan ses modalités plus dans son principe critiqué ». « Nous oeuvrons à lever les obstacles » (il sera question à plusieurs reprises de ce bonus tout au long de la journée). » Elle conclut : « Toutes les bonnes volontés peuvent se conjuguer pour lever le défi ».
Noëlle Buton, présidente de la Fédération des Associations de la Petite Enfance (FNAPPE) organisatrice de l’événement, partage sa conviction que « c’est dès la petite enfance que se joue la réduction des inégalités sociales et nous en sommes les premiers acteurs ». Elle met en avant « notre partage d’expériences et notre capacité à réfléchir ensemble ». Si la MSA est elle aussi co organisatrice de l’événement, via l’association Alisé, c’est, d’après Laurent pilette, Directeur Général de la MSA Ile de France, pour « contribuer au débat actuel parce qu’on apprend beaucoup des autres et du terrain ». « Le sujet de la petite enfance et de la chance donnée à chaque enfant de pouvoir construire son devenir dans la société est un sujet qui nous oblige tous ».
Un état des lieux sur le développement de l’enfant et les inégalités sociales (Lidia Panico)
La première intervenante de la journée, Lidia Panico, chercheuse à l’Institut des Etudes Démographiques, commence sa présentation par une précision importante pour une assemblée par forcément au fait de la démarche et des référents scientifiques : « Je vais parler d’études en population, de différences socio économiques dans le développement des enfants. Quand je dis qu’un enfant issu d’un milieu défavorisé a plus de problèmes, cela ne veut pas dire que tous les enfants défavorisés ont des soucis, c’est en moyenne, en comparaison. Je sais que vous n’avez pas face à vous un enfant moyen. Ce que j’expose ne veut pas dire qu’on peut tout déterminer en sachant le milieu social. Mais c’est une approche parlante pour les décideurs politiques. »
La petite enfance, une période sensible (Lidia Panico)
Le développement de l’enfant, explique-t-elle, est un processus très rapide, multidimensionnel. « Je parle beaucoup de compétences cognitives ou socio-motionnelles mais il y a aussi bien sûr l’aspect moteur, la santé. Un enfant malade aura plus de difficulté à se développer. Les dimensions sont imbriquées et complémentaires au fil du temps ». Il existe aussi la notion de « périodes sensibles » en dehors desquelles il est difficile de rattraper les retards (pas impossible mais plus difficile).
Par exemple, pour la gestion des émotions : c’est dans la toute petite enfance qu’on l’apprend le mieux. Idem pour le langage, les compétences psycho sociales, le fait de pouvoir travailler en groupe, le rapport aux autres, ou même la numératie : la petite enfance est cruciale.
Il s’agit d’un moment clé en raison de la très grande capacité du cerveau à s’adapter à tout stimulus qu’on peut lui donner. Dans la petite enfance la capacité du cerveau est énorme, les petits enfants sont comme des éponges. Quand on leur donne des nouveaux stimuli, ils s’adaptent très bien.
L’effort produit pour s’adapter à ces stimuli est en plus très faible chez les très jeunes enfants. Dans cette période, le cerveau est très adaptable et les adaptations lui coûtent peu d’effort. C’est pour cela que les économistes comme James Heckmann considèrent que c’est le moment idéal pour investir, puisque le retour sur investissement sera beaucoup plus important.
Très tôt, l’émergence d’un gradient socio-économique (Lidia Panico)
Lidia Panico sourit : « C’est la partie un peu chouette de mon intervention, celle des enfants qui apprennent rapidement. Ce qui est moins drôle, c’est l’autre face : les inégalités commencent très tôt. Le cerveau des enfants est très malléable. Si les stimuli sont différents, le développement est différent. Et cela s’observe partout dans le monde. »
Autre notion capitale : celle de gradient social. Il ne s’agit pas d’une opposition entre deux extrêmes, les pauvres versus les riches. On retrouve ces différences tout au long de la hiérarchie sociale et financière. Les écarts sont très marqués à 4 ans tout au long des 5 quintiles pour la littératie, les mathématiques, le comportement, l’hyperactivité, avec des différences beaucoup plus marquées pour les domaines cognitifs (Washbrook & Waldfogel, 2011). Or, ces différences bougent très peu dans le temps, et pas seulement aux Etats-Unis. Pour le niveau de lecture à 4 ans on retrouve dans la littérature le même différentiel au Canada (Waldfogel), pourtant connu pour son système social plus généreux.
Que peut-on faire pour réduire ces écarts ? (Lidia Panico)
L’enfant est dans un environnement qu’on peut représenter par des cercles successifs plus ou moins proches de lui : sa famille, la crèche, les médecins, les politiques publiques, les différences régionales (Irwin, Siddiqi and Hertzman (2007)). La crèche est importante mais ce n’est pas le seul endroit où l’enfant va recevoir des stimuli et bénéficier d’expériences éducatives.
Lidia Panico prévient : Quand on parle de modes d’accueil, on parle de choses très différentes d’un pays à l’autre, ça peut être de l’éducation précoce, des modes d’accueil. Dans beaucoup de pays on parle de dispositifs pour les 0-5 ans. Mais il existe une palette de financements, de contenus, de programmes. On compare des choses très différentes. Des politiques mettent en avant le bien être de l’enfant, l’atténuation des inégalités sociales, ou alors on vise les parents (favoriser la conciliation, l’insertion professionnelle, réduire les inégalités de genre sur le marché du travail). Il y a aussi les droits des enfants et plusieurs cadres légaux. Le socle européen des droits sociaux pose par exemple que l’enfant a le droit à des services de qualité, et que les enfants de milieu défavorisé ont le droit à des mesures spécifiques répondant à leurs besoins.
Quand on observe la proportion d’enfants qui sont dans des modes d’accueil formels entre 0 et 3 ans (OECD Family Database), les bons élèves sont toujours les mêmes : le Danemark, la Suède, la Norvège. La France serait plutôt au milieu. Concernant les financements, en général, on constate un pic pour la périnatalité, pour les années collège mais un creux pour la petite enfance. C’est le cas pour la France même si, pour Lidia Panico, « on ne se débrouille pas si mal ».
Les effets des modes d’accueil sur les inégalités sociales (Lidia Panico)
Elle entre ensuite dans le vif du sujet: l’impact des modes d’accueil sur développement de l’enfant.
La plupart des études viennent des USA et des pays anglo saxons. Ces études disent que si l’on veut des modes d’accueil qui agissent sur les inégalités, il faut des programmes précoces, de bonne qualité (quand on trouve des résultats négatifs c’est que la qualité n’était pas suffisante) et ciblés.
Elle propose un focus sur le Perry pre school, qui commence à dater puisqu’il a été mis en place dans le Michigan dans les années 60. Il ciblait les enfants afro américains. Il s’agit d’une étude randomisée avec une moitié des enfants ayant reçu le programme, une moitié ne l’ayant pas reçu. Des entretiens de suivi ont été menés tout au long de la vie des enfants devenus adultes. Les coûts énormes. L’intervention concerne les enfants de 3 ans. Pendant deux ans, les enfants allaient une fois par semaine le matin dans une crèche et les parents recevaient des visite à domicile hebdomadaires. La teneur du programme était d’encourager les enfants à prendre une décision, à résoudre des problèmes. Le rendement financier du programme laisse pantois : 15.000 dollars par an et par enfant (en raison des intervenants très formés) mais avec un retour sur investissement de 200.000 dollars pour chaque enfant. « Ca fait rêver tout décideur public », relève Lidia Panico.
Le programme a eu effets à très long terme sur les enfants, sur le quotient intellectuel à 5 ans, sur les devoirs faits à 15 ans, sur le taux d’études supérieures, les revenus à 40 ans, les implications judiciaires. Pourquoi ces effets ? Par quoi ça passe ? Les chercheurs ont conclu que ces effets positifs passent très peu par le cognitif mais plutôt par les « soft skills » (motivation, comportement), surtout pour les garçons (compétences psycho sociales, régulation des émotions).
Les autres études montrent des résultats plus mitigés mais les programmes sont très différents de l’un à l’autre. On observe des effets positifs quand il y a des programmes des très haute qualité, avec une dimension « soft skills » et des résultats négatifs sur les comportements quand la qualité est mauvaise ou les horaires très prolongés.
Il est très difficile de mettre en évidence une causalité directe, ne serait-ce que parce que les échantillons sont limités. Et puis, insiste la chercheuse, il ne faut pas oublier le contexte familial. Elle cite une très intéressante étude (Effects of the Home Learning Environment and Preschool (Melhuish, Mai B. Phan, 2008) qui identifie l’impact réciproque de différents facteurs sur les compétences de lecture à 5 ans. La qualité des modes d’accueil et la scolarisation précoce ressortent mais bien d’autres facteurs apparaissent prépondérants : le genre (les filles sont meilleures), la santé de l’enfant (poids de naissance), les caractéristiques socio économiques du ménage (niveau d’éducation de la mère), le « home learning environment » (ce que les parents font à la maison avec leur enfant qui peut favoriser les apprentissages). Ce qui se passe à la maison est très important.
Les enseignements des données de la cohorte ELFE (Lidia Panico)
Dans une deuxième partie, elle s’attarde sur les résultats plus spécifiquement français obtenus avec d’autres chercheurs (Anne Solaz de l’INED, Sébastein Grobon de l’INSEE, entre autres) à partir des données de la cohorte Elfe (Etude longitudinale française depuis l’enfance). Cette cohorte est représentative des naissances en 2011 (une naissance sur 20 est incluse). Les enfants doivent être suivis jusqu’à l’âge adulte. Pour le moment le financement est assuré jusqu’aux 10 ans des enfants.
Les enquêtes (interdisciplinaires) ont lieu à la naissance, aux deux mois de l’enfant, à 3 mois sur l’alimentation, à un an, deux ans, trois ans, 5 ans et demi.
Que sait-on des inégalités sociales dans Elfe ? Que sait-on de l’impact des modes d’accueil sur le développement des enfants ? Que sait-on concernant les inégalités sociales à la naissance et par exemple la question des enfants nés avec un petit poids (moins de 2,5 kg à la naissance)? On observe un gradient très net selon le diplôme de la mère. Les moins diplômées sont plus susceptibles d’avoir des bébés de petit poids. Le même constat est posé en Grande Bretagne. Or, le poids est un indicateur de bien être à la naissance. On sait que les indicateurs de naissances ont un impact sur le long terme. Par exemple, quand on regarde le poids de naissance et le développement du langage à 2 ans avec l’échelle Mac Arthur (Panico et Tô, 2017), les enfants plus petits à la naissance connaissent moins de mots à deux ans.
Le langage et le développement moteur dans la cohorte ELFE (Lidia Panico)
Lidia Panico propose un coup de projecteur sur deux compétences en particulier, le langage -notamment la volumétrie du vocabulaire (il y a d’autres indicateurs mais celui ci est associé au fait d’être prêt pour aller à l’école)- et le développement moteur (marcher, courir, monter des escaliers, motricité fine, dessiner, prendre une cuillère…). Le vocabulaire est un aspect du langage très sensible au contexte de l’enfant. Un développement moteur dans la moyenne est perçu comme un marqueur d’intégrité physiologique.
La bonne nouvelle c’est que globalement, les enfants, à deux ans, vont plutôt bien. « C’est moins déprimant de travailler en population générale », note Lidia Panico. Pour le vocabulaire, le gradient classique selon diplôme de la mère est retrouvé. En revanche, on ne note aucune inégalité sociale pour la motricité.
L’effet du mode d’accueil sur le langage (Lidia Panico)
Comme les enfants défavorisés ont moins accès aux modes d’accueil, cette variable explique un peu le gradient social pour le langage. L’étude montre que le mode d’accueil a un effet bénéfique sur le développement du langage. Cela reste vrai après de nouvelles analyses via des modèles économétriques. Toute chose égale par ailleurs, la crèche semble être positive pour le langage et la motricité. Quand on regarde spécifiquement les enfants de milieu défavorisé versus les enfants de milieu favorisé, l’effet de la crèche apparaît plus important sur les enfants défavorisés. Les enfants qui semblent bénéficier le plus de la crèche seraient les enfants avec un parent isolé, moins diplômé avec des revenus moins importants. Donc la crèche apparaît comme un bon outil.On observe même des effets sur le genre : crèche semble avoir des effets sur le langage des garçons et la motricité des filles, ce qui signifie une réduction des inégalités entre les genres.
Mais la chercheuse tient à « recontextualiser » ces données. Qu’est ce qui explique les différences entre les enfants des mères plus aisées (et plus diplômées) et les enfants des mères moins favorisées ? Les modes d’accueil expliquent une part. Mais on a surtout des éléments qui viennent du contexte familial (la TV, la lecture, les revenus du ménage). La crèche explique 30% de l’écart, 70% ça vient du ménage, de ce que les parents peuvent faire avec l’enfant.
En conclusion : En France il existe de fortes inégalités sociales dès la naissance, avec des écarts considérables de vocabulaire à 2 ans. Mais pas d’inégalités sociales pour la motricité. L’acquisition du vocabulaire est plus lente pour les enfants qui n’ont pas accès à des modes d’accueil formel. En crèche, le vocabulaire est plus riche. Les enfants issus des familles plus défavorisées semblent bénéficier davantage des crèches. Ces résultats s’appliquent au contexte actuel de la France. Les autres pays nous voient comme des modes d’accueil de grande qualité. Ce qui explique peut-être les résultats positifs. »
Question à Lidia Panico : Que dire des enfants de familles à risque qui vont bien ?
Après cette passionnante présentation, claire et didactique, une participante prend la parole, EJE dans une crèche municipale : « A-t-on des études portées sur enfants qui vont bien dans ces familles à risque ? » La question est pertinente dans la mesure où ces parcours de « déviants positifs » qui existent heureusement, permettent de mettre en exergue des facteurs de réussite éventuellement réutilisables pour d’autres familles.
Lidia Panico précise qu’en effet tout un champ de la littérature s’intéresse à la résilience. « Souvent on parle de cumul. C’est le cumul qui augmente le risque. Tout le monde ne cumule pas. La vie est diverse. Ce que les parents font à la maison est très important. C’est plus compliqué quand on est stressé par le manque d’argent mais certains y arrivent. On parle en moyenne mais il y a toute une palette de situations. Je ne veux pas stigmatiser les parents qui n’y parviennent pas. »
« Il faut toujours rappeler qu’avec ces études on ne cherche pas des responsables ou des coupables mais des explications », complète la modératrice (l’auteure de ces lignes) qui s’interroge sur la part de al génétique pour expliquer les variations au sein d’une même classe sociale.
« Normalement, ça ne joue pas trop dans les inégalités sociales. Les gènes sont répartis dans la population de façon plus ou moins égale. Mais sur le plan individuel oui ça peut jouer. »
Cohorte Epipage et étude ISAJE (échanges avec la salle)
Séverine Bresson de la Croix Rouge demande si le volume d’heure d’accueil a été pris en compte puisque de nombreuses familles, notamment parmi les plus précaires, n’ont recours qu’à de l’accueil
Les chercheurs ne connaissent en fait que le « mode d’accueil principal de l’enfant ». Une dernière question porte sur la cohorte Epipage, dédiée aux enfnats prématurés. La cohorte Elfe n’inclut que des enfants nés après 33 semaines et n’étudie donc aps, contrairement à Epipage, l devenir des grands prématurés. « L’espoir c’est qu’on puisse mettre ensemble ces deux cohortes pour avoir un groupe témoin pour les grands prématurés », conclut Lidia Panico.
Une référence est également faite à l’étude ISAJE actuellement en cours, menée par Arthur Heim pour l’Ecole d’Economie de Paris. La finalité de cette étude est d’évaluer l’impact d’un accueil en crèche sur les enfants de milieu défavorisé avec une évaluation des effets sur l’enfant à 3 ans mais aussi une identification des effets sur la famille en terme d’insertion professionnelle, de bien-être, d’égalité au sein du couple. A noter : pour les besoins de cette étude, les chercheurs ont mis au point un algorithme qui permet, « d’organiser mixité sociale en respectant choix des parents et choix des communes ». Cet algorithme, au départ un simple instrument technique pour mener à bien une recherche apparaît d plus en plus comme un outil d’aide à la décision pour les gestionnaires.
Changer le destin des enfants vulnérables (Florent de Bodman)
Florent de Bodman, fondateur et directeur de l’association 1001 mots, co-auteur des deux rapports Terra Nova sur la petite enfance, succède à Lidia Panico.
« Je voudrais commencer en vous parlant d’un petit garçon que j’ai rencontré dans mon travail dans l’association 1001 mots créées avec des chercheurs et professionnels pour accompagner les parents dans l’éveil du langage de leur enfant. J’ai rencontré cet enfant à 3 mois dans le 18ème arrondissement de Paris, avec une maman très heureuse de sa présence. Mais une maman seule, hébergée à l’hôtel social, au RSA. Même s’il est en pleine forme à 3 mois, il ne part pas avec beaucoup de chances dans la vie. En France 30% des enfants dont les parents sont ouvriers ont un diplôme de l’enseignement supérieur, contre 70% pour les enfants de cadre. Si je vous dis qu’il y a une solution pour doubler les chances que cet enfant aille à l’université, que cette solution consiste à lui donner une place en crèche avec un projet pédagogique et une durée d’accueil suffisante, y croyez vous ? » Dans la salle des mains se lèvent. Mais d’autres sont sceptiques.
Présentation du Carolina Abecedarian (Florent de Bodman)
Florent de Bodman présente alors une étude américaine, la plus connue avec le Perry Preschool présenté juste avant par Lidia Panico : le Carolina Abecedarian. Cette recherche randomisée menée en Caroline du Nord dans les années 70 auprès d’une centaine d’enfants a prouvé que la crèche pouvait doubler les chances d’aller à l’université. Les enfants de l’époque, tous nés de jeunes mères en grandes difficultés sociales, ont aujourd’hui 40-45 ans et sont toujours suivis. Il est prouvé que les différences entre les deux groupes (groupe intervention et groupe contrôle) sont dues à la crèche.
Le contenu pédagogique de cette crèche a été travaillé au Québec sous le nom « Jeux d’enfants ». Florent de Bodman raconte avoir rencontré la fille de l’initiateur du programme, Kimberly Sparling. « Cette étude a compté dans mon parcours. J’ai travaillé cinq ans à Bercy sur le financement des politiques publiques et des crèches. La crèche ne devrait pas seulement être considérée comme un mode de garde mais comme un outil d’égalité des chances. J’ai publié deux rapport pour Terra Nova sur l’investissement en petite enfance. Quand on parle d’égalité des chances on pense à l’école. C’est important mais que fait-on avant, là où ça a le plus d’impact ? »
Débats autour des rapports Terra Nova (Florent de Bodman)
Il poursuit son propos en évoquant la façon dont ces deux rapports ont été reçus en 2014 et en 2017. « Ils ont eu un écho parmi les professionnel. Ils ont fait débat. Les questions ont porté sur le constat scientifique. Des gens étaient sceptiques car ils considéraient que c’était une approche trop déterministe ou que la question des inégalités de revenus ou sociales n’était pas la plus pertinente en petite enfance, qu’il fallait plutôt regarder du côté des attitudes parentales. Autre réserve :
la question de la stigmatisation des familles les plus pauvres. Si on se focalise trop sur ces familles on va les désigner, réduire la confiance, l’estime de soi. C’est une question importante. Comment apporter des réponses orientées vers ces familles sans les stigmatiser ? »
« Une stratégie pauvreté décevante » (Florent de Bodman)
Florent de Bodman livre ensuite son avis sur le plan pauvreté. « Il y a pas mal de choses sur la petite enfance. Il y est question de l’accès des familles pauvres à la crèche. On sait que 5% seulement des enfants de familles pauvres sont accueillis en crèche. Chez les plus aisés, 22% des enfants sont accueillis. C’est un énorme écart. Et c’est une injustice car il y a beaucoup d’investissement public pour les crèches. Une place coûte 15.000 euros par an, et 80% de ce montant est financé par les dépenses publiques. Donc l’Etat donne de l’argent aux familles qui ont le plus de moyens. Le plan pauvreté va t il résoudre ce problème ? Dans nos deux rapports, nous recommandions de créer des places dans les quartiers défavorises (QPV) et départements ruraux qui ont le moins de places. Quand je suis arrivé à Bercy, l’idée était de créer 100.000 places n’importe où. C’est un problème, puisque si on ne cible pas davantage, on justifie moins l’effort de dépenses publiques. »
Florent de Bodman s’exprime franchement : « La Stratégie pauvreté est décevante. On y parle de 30.000 places sans notion de ciblage. Certes, il y a le bonus territoire, qui constitue un financement spécifique. Mais il faudrait garantir un reste à charge quasi nul pour les communes qui ont de très faibles moyens. Car même si la solidarité nationale finance une grande partie, il reste des frais. Les communes ne prennent pas ce risque à cause des coûts de fonctionnement pérennes, au-delà du coût d’investissement initial. Ce bonus suffira-t-il ? »
« La transparence des critères d’attribution en crèche devrait être non négociable » (Florent de Bodman)
Pour lui, au delà de la création des places, il y a la question de l’accès. Il le martèle : « il faut la transparence sur les procédures d’attribution des places de crèche. Pour beaucoup de familles l’attribution reste opaque. La transparence devrait être non négociable, il faudrait conditionner les financements publics à la transparence, obliger les communes à donner les critères et le poids de chaque critère. Le vademecum d’Elisabeth.Laithier c’est bien mais pour moi c’est encore trop timide, on laisse un entière latitude aux communes. Or il y a tellement de financement nationaux que ça devrait être une obligation.»
Il va plus loin en rappelant que Terra Nova recommandait de réserver une place plus forte aux critères sociaux et d’aller vers un système de quotation des demandes (il y en dans la salle des communes qui le font). Ce la signifie fixer des critères précis, avec des points. Chaque famille a un certain nombre de points. « Ce n’est pas facile à mettre en œuvre car ça nécessite une ingénierie administrative. » Il évoque le bonus mixité sociale, « la mesure la plus courageuse de la stratégie » puisque « c’est la première fois qu’on dit aussi fortement qu’on va donner plus pour les familles défavorisées ». « Mais sur le plan des modalités on est déçu du résultat. Retenir la moyenne du niveau de revenus des familles est problématique. L’Etat a été trop prudent. L’effet incitatif n’est pas encore atteint. Le bonus donne plus d’argent aux crèches qui ont déjà beaucoup de familles modestes, il n’incite pas les autres à en accueillir plus. »
Pour Florent de Bodman, « l’autre grand sujet c’est le projet pédagogique ». « Comment au niveau national on impulse, on incite les crèches à aller plus loin ? Ce n’est pas qu’une formation de formation continue, mais aussi de projet de la crèche, de conduite du changement, de travail en équipe. Il faut pouvoir financer des projets en continu. L’annonce d’un fonds d’investissement social était une très bonne nouvelle. Il devrait permettre de financer des projets de recherche action. Mais il se fait attendre.»
Promouvoir un soutien à la parentalité efficace (Florent de Bodman)
Il poursuit avec l’exemple du dispositif Parler Bambin, un ensemble d’« outils pour les professionnels des crèches pour encourager une conversation plus individualisée avec les enfants dans les crèches, surtout avec les enfants qui parlent moins ». Le projet est déployé dans plus d’une centaine de crèches et une évaluation scientifique est en cours.
En conclusion, il aborde un thème essentiel: ce qui se passe en dehors des crèches. « Peu d’enfants de familles défavorisées vont en crèches. Il est important de proposer des choses directement aux parents. C’est à ça que je me consacre. Dans le rapport on encourageait les programmes de soutien à la parentalité efficaces à changer d’échelle, et nous proposions que ce soit une mission à part entière des crèches. Il faut aussi impliquer les PMI, principal outil du service public pour le soutien à la parentalité, mais aujourd’hui très axé sur la santé. Il y a peu de lien aujourd’hui entre la PMI et les REAPP ou LAEP. » Florent de Bodman rappelle enfin le travail mené au sein de 1001 mots. « On travaille justement avec la PMI, on propose des ateliers parents-enfants et un soutien à distance parce que les parents précaires avec des enfants en bas âge ne peuvent pas venir tout le temps, ils ont peu de temps. On peut les accompagner à distance. On fait des envois par SMS d’idées de jeu, envois de livres par la poste. Je suis profondément convaincu que ce travail avec les parents est très important. »
Echanges avec Elisabeth Laithier sur les critères d’attribution
Dans la salle, Elisabeth Laithier, maire adjoint à Nancy, présidente du groupe petite enfance à l’Association des Maires de France, auteure du vademecum sur l’attribution des places en crèche souhaite évidemment prendre la parole pour répondre, notamment, à la critique de Florent de Bodman d’un vademecum trop timoré sur l’obligation de transparence. Elle revient au préalable sur la préconisation de Terra Nova d’ouvrir davantage de crèches en QPV. « Je suis partagée. Il est question de publics très précaires, de mamans qui ne veulent en aucun cas se séparer de leur enfant pour plusieurs raisons. Pour répondre à des besoins que les familles ignorent, il faudrait plutôt opter pour « un parcours de l’enfant ». Aller chercher les gens où ils sont, apprivoiser ces familles. La première structure c’est le Lieu d’accueil Enfant Parent. Tout doucement ce lieu leur montre qu’on ne va pas les juger, leur prendre leur enfant. Quand elles auront fréquenté ce lieu avec leur enfant petit, on pourra les amener vers la halte garderie et après vers un EAJE. Je ne suis pas convaincue de la pertinence de construire tout de suite un EAJE de 60 places dans un QPV. Je vois plutôt toute une chaîne.» Elisabeth Laithier poursuit avec l’obligation de transparence sur l’attribution des places en crèche défendue par Florent de Bodman: « Je voudrais rappeler deux notions. L’accueil de la petite enfance n’est pas une compétence obligatoire des communes. Et il y a un principe constitutionnel de libre administration des communes. L’Etat ne peut pas tout contrôler. Comment imposer à des communes de publier des critères dans un domaine dont elles ne sont pas obligées de se saisir ? Ce vademecum j’en suis fière parce que les 5 plus grandes villes l’ont signé. Il faut convaincre et accompagner les élus par des financements pérennes. »
Miser sur les crèches ou sur les LAEP : ce qui se cache derrière le non recours (questions/réponses)
Une représentante de la CAF du Val d’Oise rebondit : « On a 105 LAEP. C’est un outil essentiel par rapport aux familles. Elles ne sont pas forcément en demande de crèches. Elles ne travaillent pas. Je suis d’accord avec Elisabeth Laithier. Les LAEP permettent d’éviter l’isolement. On sait que partout où il y a des LAEP, ça se passe mieux à l’école. Pour les accueils occasionnels et ensuite réguliers, il y a les crèches à vocation d’insertion professionnelle et les fonds « public et territoire insertion » qui permettent de mettre en place des choses intéressantes pour les familles pauvres sans forcément des programmes spécifiques. »
Pour Florent de Bodman, « il faut avoir des regards extérieurs sur les projets d’accueil ». Pourquoi ? « Souvent il y a un écart entre ce qui est écrit dans le projet et la réalité de ce que font les professionnels.Le travail en crèche est dur, fatigant. C’est intéressant d’avoir observateurs extérieurs, des mesures. Le grand défi ce sont les professionnels les moins qualifiés. L’avantage de Parler Bambin c’est que ça embarque toute l’équipe, c’est motivant pour les personnes les moins armées. »
Il trouve également « formidable » d’avoir un débat sur la demande des familles pauvres. « Je n’ai jamais lu de vraie enquête là dessus. On manque de données. Je suis assez frappé de voir que beaucoup seraient demandeuses de place en crèche. Elles comprennent ce que c’est une place en crèche et que ça pourrait les aider à trouver un travail. Je vois des mères contentes de s’occuper de leur enfant jusqu’à 18 mois mais ensuite elles ne font pas de demande parce que ça leur paraît compliqué. Il y a des efforts à faire pour développer des accueils plus souples. »
Une directrice de crèche de l’association APATE (Association pour l’Accueil de Tous les Enfants) intervient à son tour : « Il y a une réelle demande, ces mères ont besoin d’avoir du temps, de chercher du travail. Mai elles elles ne savent pas, ou elles n’osent pas demander une place.»
Une responsable de crèche chez Crescendo (après 25 ans dans la protection de l’enfance) pose une question capitale : « Comment maintenir une qualité d’accueil dans la crèche quand on a du personnel qui fait partie de cette population pas très favorisée et qu’on fait presque 50% de social et d’éducation dans le management ? »
1ère table-ronde : volonté politique et institutionnelle d’aller vers les publics vulnérables
Myriam Sagrafena (Metz)
La première table-ronde a ensuite réuni élus et institutions sur le thème du « aller vers » les populations vulnérables. Myriam Sagrafena, Conseillère municipale chargée de la Petite enfance pour la ville de Metz, ouvre le bal. Elle explique que dans sa ville un enfant sur 3 vit sous le seuil de pauvreté mais que plus de 45% vivent dans un foyer où au moins l’un des deux parents travaille. Donc oui, la mixité sociale est pour elle une réalité. Elle est elle-même très investie sur le thème de la prévention précoce des inégalités. « Mon engagement vient du fait que j’ai été enseignante en quartier prioritaire et en milieu rural mais aussi dans des écoles plus prestigieuses. Ca m’a obligé à des pédagogies différentes et à m’interroger sur ce qui se passait avant que l’enfant n’entre à l’école maternelle. Lorsque j’ai accueilli des enfants de 2-3 ans en TPS, j’ai réappris un nouveau métier. J’ai rencontré des parents et des EJE et puéricultrices qui m’ont aidée. Les réponses m’ont été données par les professionnels de la petite enfance.»
D’un autre côté, « comment prouver aux collègues de l’école maternelle combien la petite enfance a du sens pour construire des transitions en douceur vers l’école ? » Elle raconte avoir dû rassurer les professionnels de la petite enfance à son arrivée. « Je me suis positionnée sur le versant qualitatif. J’ai expliqué que je croyais en elles parce que je l’avais vécu personnellement. J’ai proposé d’élaborer ensemble des projets. Un projet langage notamment. Parler Bambin répondait à tout ce que je constatais. Mais j’ai vu monter une résistance forte. Je me suis dit qu’il fallait que je questionne ça. Les professionnels de la petite enfance ont déjà questionné le langage mais avec une autre approche. Les pros de la petite enfance font du langage alors que les enfants ne savent pas parler. On a introduit ici ou là du Parler Bambin. Puis il a fallu traiter la problématique des enfants allophones. On a constitué le projet langage appelé Tremplin langage, ensuite un projet motricité et enfin un projet de transition vers l’école maternelle. Je rendais les professionnels de la petite enfance lisibles pour les enseignants de maternelle. On a réfléchi sur le continuum éducatif, les transitions vers l’école dans les quartiers difficiles. On a crée une crèche spécifique à laquelle sont adossés des ludothèques et des Lieux d’Accueil Enfant Parents. On travaille avec des associations culturelles, des centres sociaux, des RAM. Ces publics participent à la formation interprofessionnelle. Les bilans qui remontent sont très positifs de la part de tous. »
1ère table-ronde : volonté politique et institutionnelle d’aller vers les publics vulnérables
Florence Thibaudeau Rainot (Le Havre)
Après Metz la parole est donnée au Havre avec Florence Thibaudeau Rainot, 1er Adjoint au maire en charge de l’Education et de la Petite Enfance, Vice présidente du conseil départemental. La ville compte 18 structures et 1000 places de crèches, avec 100% de professionnels diplômés d’état. Mais aussi 70% d’écoles en REP. « Nous n’avons pas de sectorisation pour nos crèches, pose Florence Thibaudeau Rainot. Tous les parents peuvent aller dans n’importe quelle crèche de la ville. 13 crèches sont concernées par le bonus mixité. Nous avons un système de scoring. Le problème c’est d’apprivoiser les parents. L’école et le CP dédoublé c’est un public captif. En crèche, comment on va vers, comment on convainc les familles, ces personnes « invisibles » ? On a une crèche d’insertion en construction qui aura un travailleur d’insertion à l’intérieur de la structure. » Il faut aussi compter avec la monoparentalité, très importante au Havre. L’objectif de la ville est «d’accueillir le jeune enfant, l’aider à grandir de façon harmonieuse, accompagner la parentalité et surtout faciliter la vie des familles. » Au Havre toutes les crèches font du Parler Bambin. « Ce n’est pas qu’un outil à destination des enfants, cela nous permet de discuter avec les familles, de discuter sur les postures entre professionnelles ».
Florence Thibaudeau Rainot évoque enfin l’accueil d’urgence, via une application mobile géolocalisée mais sur laquelle la ville n’a pas encore assez de recul.
1ère table-ronde : volonté politique et institutionnelle d’aller vers les publics vulnérables
Sandrine Charnoz (Paris)
Retour à la capitale avec Sandrine Charnoz, Conseillère déléguée chargée des questions relatives à la petite enfance à Paris pour laquelle il est important de « parler mixité, démontrer que la crèche a vocation à faire société et contribue à construire notre récit national ». Elle ne minimise pas sa chance. «C’est vrai que j’ai une délégation avec des moyens. La petite enfance est une priorité. On doit livrer encore 5000 places. A Paris 58% des enfants ont une place en crèche. Donc parler de mixité c’est plus facile pour nous. Nous pouvons accueillir toutes les familles qui le souhaitent. Nous avons 20% de familles précaires et un mode d’attribution qui permet de travailler avec tous les acteurs sociaux. »
Dans un tel contexte quelle sont les marges de progrès ? « L’important pour nous maintenant c’est la phase information des familles. Nous avons des chantiers priorité petite enfance. Chaque ajointe petite enfance des 20 arrondissements décline une priorité (inclusion, langue langage et culture, égalité filles-garçons). Le 18è arrondissement s’est saisi de la question des crèches à Vocation d’Insertion Professionnelle. Nous avons à Paris 6 crèches municipales VIP et 7 associatives. Tous nos projets sont tous modes d’accueil confondus ». Elle conclut sur les migrants. « Nous faisons face à un grand afflux de population précaire non francophone. On a beaucoup de centres d’hébergement d’urgence. Nous faisons un énorme travail. A la dernière commission Lunise Marquis (adjointe à la mairie du 12è arrondissement en charge de la petite enfance) a attribué 20 places à ces familles. Nous avons des crèches spécialisées. La mixité ce sont aussi ces familles qui arrivent ». Et Sandrine Charnoz précise qu’à Paris aussi, 100% des professionnelles sont diplômées.
1ère table-ronde : volonté politique et institutionnelle d’aller vers les publics vulnérables
Tahar Belmounès (CAF du 93)
Après les élues, la parole est donnée à la CAF du 93, avec son directeur, Tahar Belmounès. «On pourrait se dire qu’en Seine Saint-Denis il suffit d’ouvrir un établissement pour toucher des publics difficiles, commence-t-il. C’est en partie vrai. Mais ouvrir un établissement, c’est déjà un sujet. 30% des enfants en Seine Saint-Denis (SSD) ont une offre d’accueil tous modes confondus. En premier lieu on a un problème d’offre quantitative sur ce département et ailleurs. On a un enjeu majeur. Au quotidien on essaie d’agir. Pour les villes et les collectivités territoriales c’est un engagement difficile qui n’est pas stabilisé financièrement. Cette non stabilisation ne devrait pas être occultée par le débat entre compétences obligatoires et non obligatoires. En SSD, le département est un des principaux acteurs de l’offre. Les collectivités ont des arbitrages économiques à faire sur d’autres sujets sociaux. »
Pour Tahar Belmounès, c’est une évidence : « En SSD 16% d’enfants des familles les plus précaires sont accueillis, la ségrégation continue à jouer dans la pénurie, nous subissons une culture de la pénurie ». « Les plus exposés n’accèdent pas aux structures alors que ces populations sont appuyées par toute une série de professionnels qui font le lien. Mais ses familles se disent quand même « ce n’est pas pour nous ». Ca fausse la capacité des familles les plus exposées à aller vers la crèche. Si déjà il se diffusait une culture de la disponibilité, nous pourrions être beaucoup plus convaincants pour que chacun se dise « pourquoi pas moi ? ».» Il cite l’exemple de la ville de Clichy-sous-Bois qui ne dispose que de 13% d’offre. Le département a donc mis en avant le recours à l’accueil individuel, avec une agence de l’accueil individuel. Pour Tahar Belmounès il serait temps de réfléchir à un service public de la petite enfance qui permettrait une approche d’offre généralisée. « En SSD, chaque année, on renvoie des fonds au niveau national parce qu’on ne les consomme pas. Ce n’est pas possible ». Il assure ne pas juger les villes qui ne s’engage pas davantage dans la petite enfance, en raison des coûts de fonctionnement, des charges sociales. « C’est une question d’arbitrage ». Il constate néanmoins qu’ « on ouvre quasiment un collège par jour », au lieu de « venir plus tôt dans la petite enfance ».
Pour Sandrine Charnoz, les réticences des communes à davantage investir dans les crèches, sont à chercher, au-delà du reste à charge, «du côté de la politique de contractualisation vis à vis de l’état à laquelle les villes ont été obligées de souscrire, qui bloque les dépenses de fonctionnement ». « Si vos dépenses de fonctionnement sont bloquées à 1,2 et que votre population explose vous n’êtes plus actuellement en capacité d’ouvrir un établissement petite enfance. Il faut plus d’aide sur l’investissement et surtout les moyens de fonctionner derrière ».
1ère table-ronde : volonté politique et institutionnelle d’aller vers les publics vulnérables
Magalie Rascle (Caisse Centrale MSA)
Magalie Rascle, Directrice du Développement sanitaire et social à la Caisse Centrale de la MSA évoque les territoires ruraux et péri urbains. La MSA couvre 5% des familles et a une approche particulière puisque la régie est caractérisée par un guichet unique, « une approche globale des problématiques des personnes ». « Nous nous appuyons sur une démocratie sociale participative, ce qui permet une proximité des territoires. On part des besoins de la popualation sur un territoire donné ». La politique petite enfance prend de plus en plus d’ampleur puisqu’en 15 ans les dépenses au niveau de la PSU ont été multipliées par quatre alors que la population n’a pas explosé. Une évolution sociologique forte est constatée. « Nous voyons des familles où avant l’épouse ne travaillait pas à l’extérieur. Les enfants étaient gardés à la maison et pas forcément dans la culture. Aujourd’hui les conjointes travaillent, il y a des attentes plus fortes. Les familles demandent plus d’heures. » La MSA a favorisé une ingénierie de solutions adaptées au territoire, notamment la création de micro crèches. Magalie Rascle explique que la précarité s’installe durablement dans le monde agricole (travailleurs saisonniers avec des revenus variables, population d’origine étrangère, exploitants agricoles avec des revenus modestes) et ces travailleurs précaires présentent des spécificités. Il leur est proposé des horaires d’accueil atypiques.
Echanges à la tribune autour du bonus mixité
L’échange s’engage ensuite sur le bonus mixité, déjà évoqué plus tôt. Pour Sandrine Charnoz, « c’est une très bonne idée ». « Mais le sujet c’est le mode de calcul, la moyenne. Si vous voulez une politique de mixité, vous accueillez à la fois les plus riches et les plus pauvres. Donc la moyenne est supérieure au montant qui permet d’obtenir le bonus. Paris a même fait le choix de deux tranches supplémentaires parce que la population parisienne a des revenus élevés. C’est un choix d’équité mais il fausse les calculs. C’est compliqué d’obtenir le bonus même quand la politique de mixité est affichée. Pourtant les familles précaires et le temps partiel sont dans nos crèches. Nous avons une population diverse mais nous ne rentrons pas dans ce bnus. C’est dommage. C’est le mode de calcul qu’il faut faire évoluer. Une famille précaire ne met pas son enfant toute la semaine alors que les bi actifs laissent leur enfant toute la semaine. Il faudrait regarder au nombre d’enfants accueillis».
Le représentant de la CAF à la tribune, Tahar Belmounès, répond à cette interpellation qui concerne son institution. « Les arguments que vous évoquez interrogent l’institution et les décideurs sur la nécessité de progresser. Il faut noter que pour la première fois on a un dispositif sur le sujet. On sait la valeur des mots, les symboles ont leur force surtout au sein d’une branche famille ancrée dans l’universalisme. Il ne faut pas oublier le mécanisme de calcul de la PSU. Le dispositif a été pensé pour pouvoir compenser le reste à charge de la structure une fois que le barème familial a été appliqué. Il faut prendre ce nouveau bonus pour ce qu’il est : un marqueur d’une étape, d’une conscientisation quant au fait qu’il faut faire le plus grand accueil possible aux familles vulnérables. Actuellement on est plutôt dans une situation d’aubaine, on constate l’existant et on dit « on vous doit tant » même s’il faut revoir la méthode de calcul. Il faut trouver un mécanisme qui tire vers des chiffres plus conséquents. On part de l’existant pour fixer un montant mais l’idée c’est de dire qu’on accompagne la trajectoire.»
L’élue du Havre, Florence Thibaudeau Rainot, tique un peu : « On est au service des enfants et des familles, au service d’un objectif commun, pas des collectivités, il ne faut pas se tromper. Nous avons 13 crèches sur 18. qui bénéficient du bonus mais parce que le bonus ce n’est pas le point de départ, c’est l’objectif, c’est un enjeu de mixité au départ. On a travaillé la mixité depuis le début. Quand on veut travailler avec les populations vulnérables, on en a qui viennent à la semaine, ça se travaille. On explique en quoi c’est bon pour les enfants. Le bonus a du mérite évidemment. Mais on doit avant tout travailler l’enjeu de mixité, ce n’est pas le bonus qu’il faut viser.»
1ère table-ronde : Comment accompagner également les familles bi-actives qui mécaniquement accèderaient moins aux EAJE ?
Quand on mène cette politique de mixité, que dit-on aux familles bi actives qui, traditionnellement étaient celles qui étaient prioritaires dans les crèches ?
« On fait du détail avec les familles, répond Florence Thibaudeau-Rainot. On peut les accompagner sur un autre mode d’accueil. Il faut faire du cas par cas, de la pédagogie. Si les collectivités ne sont pas support pour les familles qui en ont le plus besoin, les familles qui vont bien le paieront un jour. » A Metz a été créé un Centre d’Information Parent Enfant. « On accompagne chaque famille sur une recherche de mode d ‘accueil, précise Myriam Sagrafena. On a un panel d’assistantes maternelles. Il faut revaloriser cet accueil. On a construit avec les RAM un passeport assistantes maternelles, on leur donne une visibilité. On a mis en place un nounou dating. Ca rassure les parents, qui n’avaient pas vu l’intérêt de l’assistante maternelle.»
Pour Sandrine Charnoz, « le sujet c’est l’information aux familles.» « On a fait une enquête auprès de 1000 familles. Plus de 96% sont satisfaires de leur mode d’accueil. On fait un travail sur des Relais Information Famille nouvelle génération pour présenter tous les modes d’accueil sur un même pied d’égalité. Je reçois encore des lettres de gens qui disent que leur fils n’aura pas Polytechnique parce qu’il n’est pas allé en crèche. Il faut montrer l’intérêt des différents modes d’accueil, faire ce travail de pédagogie. On a monté un plan de soutien à l’accueil individuel, on ouvre 3 crèches familiales, on a ouvert des MAM avec de fortes aides en partenariat avec la CAF. On ouvre la formation professionnelle aux assistantes maternelles.»
Après la 1ère table ronde, échanges avec la salle : l’intérêt des LAEP
Dans la salle une responsable de la CAF du Val d’Oise prend la parole. « On parlait des Lieux d’Accueil Enfants Parents. Pour la continuité avec l’école maternelle c’est bien. Chez nous, au 5è mois de grossesse tous les couples reçoivent une invitation pour leur présenter toutes les offres. 10% des familles viennent. Il y a plein de familles précaires qu’on n’arrive pas à trouver. On a travaillé sur la problématique de l’entrée à l’école pour les enfants tellement peu socialisés qu’ils rencontrent des problèmes importants. La seule chose obligatoire c’est l’école. Elles s’inscrivent en janvier, on a les coordonnées des personnes. Ne peut on pas leur proposer des formules d’atelier enfant parent ? »
A Metz, les assistante maternelles qui voient ces mamans au square jouent les médiatrices. Elles les approchent, elles leur parlent. Dans les périodes où les crèches sont moins remplies, les mamans sont invitées à venir pour des ateliers d’éveil.
Florence Thibaudeau-Rainot constate de son côté que « les familles qu’on ne connaît pas n’inscrivent pas leur enfant en janvier mais en août ». « C’est un vrai problème pour la carte scolaire. On se retrouve avec des cohortes de 15 à 20 enfants supplémentaires. Certaines villes ont réussi à conventionner avec la CAF. Moi j’ai eu une opposition définitive et ferme.»
L’impact de l’accueil des familles fragiles sur la « professionnalité » des équipes de crèche (Pierre Moisset)
Pierre Moisset, sociologue et consultant, spécialiste de la famille et de la petite enfance, auteur de « Accueillir la petite enfance : le vécu des professionnels » ouvre la session de l’après-midi avec un exposé sur l’impact de l’accueil des familles fragiles sur la « professionnalité » des équipes de crèche, exposé qu’il a construit à partir d’une série d’entretiens menés auprès de responsables de structures.
Ne pas confondre pauvreté monétaire et « pauvreté éducative » (Pierre Moisset)
« Qu’est ce que ça fait aux professionnels que de s’investir dans cette mission là ? Surtout que comme l’a relevé quelqu’un ce matin, dans certains établissements les professionnels ressemblent étrangement aux publics qu’ils sont censés aider. On sait qu’il y a un gradient socio économique sur le développement des enfants. Et que si on agit tôt, ça marche et ça dure longtemps. Mais quelles sont les conditions de ces effets ? »
Pierre Moisset pointe qu’il existe peut-être aujourd’hui dans les discussions autour de la Stratégie Pauvreté une confusion entre lutte contre la pauvreté « monétaire » et lutte contre la pauvreté « éducative ». Il estime que des points de trouble, de brouillard, peuvent gêner la conception de cette action.
« Lutter contre la pauvreté monétaire signifie lutter contre le non recours, et miser sur le fait que l’obtention d’une place en crèche permettra aux parents de retrouver un travail, et qu’ainsi ils sortiront de la pauvreté monétaire.La pauvreté éducative c’est autre chose. Cela veut dire qu’il y aurait dans certains foyers, dans certaines familles moins de compétences, moins d’appétence pour les pratiques nécessaires au plein développement de l’enfant. Retrouver un travail peu être permis de manière mécanique par le recours à un mode d’accueil, mais changer l’attitude éducative, l’attitude face au monde de l’enfant d’un parent, est déjà une tâche autrement plus conséquente. Il est nécessaire de bien déployer cette notion de pauvreté pour éviter un brouillard conceptuel. Il ne s’agit pas seulement de lutter contre une condition mais aussi de changer les attitudes de certaines personnes par rapport à elles mêmes, leur enfant et l’existence. »
Il cite une tribune du sociologue Louis Maurin dans la Gazette des communes : «Arrêtons en particulier, une bonne fois pour toutes, de faire pleurer sur le sort de ces « enfants pauvres » qui n’existent pas : ils sont dans cette situation parce que leurs parents sont pauvres, trop souvent à cause d’emplois qui ne les rémunèrent pas assez. »
Il résume les propos de Louis Maurin : « Il y a une pauvreté des familles qui fait qu’une partie des enfants est dans une situation de pauvreté mais ça ne nous dit pas qu’il y a une pauvreté éducative.» Puis il poursuit : « Le problème c’est qu’il y a d’autres travaux qui disent qu’avec le gradient socio-économique ce n’est pas qu’une question de pauvreté monétaire, il y a aussi des différences de développement de l’enfant qui peuvent être imputées à différentes façon de faire, de stimuler l’enfant, qui peuvent être résumées sous des formes de pauvreté, de carences, de moindres apports éducatifs.»
Infléchir les destinées sociales grâce aux EAJE : ce n’est pas encore une réalité (Pierre Moisset)
Pierre Moisset revient ensuite sur l’impact des modes d’accueil. « Pourquoi l’accueil de ces enfants en EAJE est une priorité ? Les enfants de cadres sont beaucoup plus nombreux en EAJE que les enfants d’ouvriers. D’après les chiffres de la DREES, les enfants des deux premiers quintiles sont davantage accueillis en EAJE entre 2007 et 2013 mais pour les enfants du premier quintile (les plus pauvres), si cet accueil augmente c’est principalement à titre secondaire. On a bien amélioré, timidement, l’accès des familles les plus précaires mais de façon occasionnelle, à temps partiel. Or on sait par d’autres études qu’il faut un accueil suffisamment régulier, intensif et durable pour avoir un effet sur le parcours ultérieur de l’enfant. Donc l’accueil des enfants en situation de pauvreté est un programme qui reste à accomplir puisque ce qui a déjà été fait ne saurait, au vue des travaux existants, entraîner une inflexion des parcours des enfants des différents milieux sociaux. »
Il livre les raisons de ses réserves : « Les expériences américaines évoquées n’étaient pas que, voire pas principalement, de l’accueil collectif. Il y avait de la médiation famille école, famille travail, des visites à domicile. Ca ressemblait à de la PMI, du service social et des EAJE qui auraient eu le même paradigme d’action auprès des parents et des enfants et qui auraient agi ensemble, de concert, sur un même territoire, auprès de familles ciblées. Donc dire que l’EAJE par lu- même va permettre d’infléchir les parcours, c’est une perspective, ce n’est pas acquis. Il ne pas se leurrer sur ce qu’un EAJE peut faire, sauf un EAJE avec des pratiques spécifiques et un focus total. J’avoue un certain doute. » Au passage, il rappelle qu’ « on n’a jamais démontré que la mixité ça marchait ». « Si ça se trouve il est plus intéressant d’être sur de la « ghettoisation », d’intervenir sur un public cible, homogène, avec des protocoles. Je ne sais pas si le mélange est heureux. Ce qu’il y a derrière la mixité, ce sont d’autres enjeux, de redistribution et d’harmonisation sociale, plus que d’efficacité dans l’action éducative ».
Dans la deuxième partie de sa présentation, le sociologue s’attache à montrer les dilemmes et les enjeux que cette mission d’égalisation comporte pour les professionnelles. Il préfère parler de publics « fragiles » (« on a des formes d’instabilité, des vulnérabilités qui ne peuvent pas toutes être résumées sous terme de pauvreté »).
Quels sont d’abord les écueils auxquels peuvent se heurter les équipes ?
Accueillir les publics fragiles en EAJE : les écueils (Pierre Moisset)
*Le problème de la PSU
Pierre Moisset donne l’exemple d’une crèche de quartier qui auparavant brassait beaucoup d’enfants en accueil occasionnel pour faciliter la socialisation. Mais avec la PSU, comme « c’est au besoin de la famille », les familles se sont emparées des heures et en ont demandé plus. Donc la structure accueille beaucoup moins d’enfants qu’avant. Ce sont les aspects gestionnaires qui tordent l’engagement auprès des familles. Dans ce quartier il y a un intérêt économique des familles à mettre l’enfant en crèche (les couches et les repas sont fournis pour un prix d’accueil très modique). Mais les professionnelles ont du mal à travailler la parentalité avec ces parents.
*La pression de la protection de l’enfance.
Parfois ces familles ont un recours forcé par la PMI ou l’ASE. Les professionnels doivent défendre une zone d’action avec les familles pour ne pas devenir une annexe de la protection de l’enfance. S’ensuit aussi une difficulté de positionnement. Ou, à l’inverse, la crèche s’inquiète et la PMI ne veut rien dire. « Entre les différentes institutions, ce n’est pas du tout la même conception, la même anthropologie de l’enfant, de la famille, de la protection, de la transparence ».
*Une série de chocs :
Choc culturel : certains parents déposent des choses intimes, perturbantes, dans le hall d’entrée, au milieu d’autres parents.
Choc moral : le problème du public qui paie très peu cher et qui ne vient pas alors que dans l’équipe des salariées paient une nounou pour venir travailler, se considèrent comme engagées et finissent par nourrir du ressentiment. Travailler auprès des publics fragiles c’est avoir toutes les occasions de développer du ressentiment. On veut donner et parfois on est déçu. Comment éviter ce ressentiment ?
Choc de représentation : les professionnelles sont dépassées par ce qu’elles ont sous les yeux. Ca sature. Elles basculent sur un jugement total et massif, et un rejet.
En corollaire, on trouve le choc d’engagement : c’est tellement « souffrant », fragile, il faut faire quelque chose. Que faire quand la mère migrante de la petite fille accueillie est expulsée de son centre d’hébergement et se retrouve à la rue ? Où s’arrête la mission ?
Accueillir les publics fragiles en EAJE : Quelles cibles et quels objectifs ?(Pierre Moisset)
La pauvreté est une notion assez compassionnelle, pas très claire, estime Pierre Moisset. « C’est du moins, du préoccupant, c’est du « il faut qu’on donne ». On parle de fragilités, de carences, de parcours étranges.» Il détaille différents types de publics que les professionnels peuvent être amenés à rencontrer:
un public avec un besoin de socialisation : les parents isolés, en retrait du fait d’un parcours migratoire récent. Il s’agit d’offrir un lieu de socialisation pour ces parents. En retour on attend une participation. « Une asymétrie de situation provoque toujours une situation de don et de retour de don, prévient Pierre Moisset. Si les professionnels ne sont pas au clair avec ce circuit là, à un moment il y aura du ressentiment, ça va casser l’action. Il faut prendre conscience des types de « concernement », d’engagement, d’affection qu’on met en place.»
Le public avec un besoin ou un parcours d’insertion. Ce public vient pour un accueil parce qu’il a une formation ou un parcours d’emploi. En face la crèche attend un parcours d’insertion crédible. « Dans la crèche VIP il y a une dimension de contrôle. Je ne sais pas si les professionnels s’attendaient en s’engageant dans ce métier à devoir vérifier que le parent faisait bien son parcours d’insertion. Ce n’est pas le même métier, on est déplacé de sa zone. »
Le public contraint, qui relève de la protection de l’enfance. Il faut conquérir la confiance de ces parents.
Le public « d’opportunité » : la place est tellement peu chère que dans l’économie du ménage ça semble opportun de faire accueillir l’enfant. « C‘est ce que rapportent certaines responsables. Mais peut-être y-a-t-il aussi une confiance dans la structure (ils sera mieux là). »
Il faut donc le savoir : ce n’est pas le même public partout quand on parle de publics fragiles.
Accueillir les publics fragiles en EAJE : quelles sont les conditions nécessaires ? (Pierre Moisset)
– Un travail sur les attitudes. Face à la force des émotions, de l’agitation il faut savoir prendre du recul.
Ne pas juger. Certaines situations rendent difficiles le fait de ne pas juger : un enfant pas propre, un enfant avec la gale. « Ca choque tellement. On se dit « quand même ». Le pauvre comme figure compassionnelle a deux faces, le « bon pauvre » méritant, et le « sale pauvre » qui quand même, pourrait faire un effort ».
– Savoir écouter et saisir le contexte pour partir des personnes et de là où elles en sont. « Le plus gros travail c’est certainement de déconstruire pour être dans une vraie écoute ».
– Un travail sur les outils : des outils de mesure du développement des enfants (Jeux d’enfant, Parler Bambin). Pierre Moisset donne l’exemple d’une équipe qui réalise qu’elle a perdu de vue les normes de développement à force d’accueillir des enfants très carencés, avec un niveau homogène vers le bas. Il existe une usure, une abrasion de la sensibilité vis à vis des carences de développement de l’enfant.
Des outils de transmission et de cohérence entre professionnels qui leur permettent de rester bienveillants et de ne pas basculer dans le ressentiment.
– Tester la solidité et la souplesse des professionnels
Pierre Moisset le martèle : « Ce sont des attitudes et compétences spécifiques ».
Il cite d’autres conditions nécessaires :
– Des réunions régulières. « Pour travailler avec des publics fragiles, pour gérer ce « concernement », ces affects, ces clivages possibles, il faut du temps de réflexivité. Encore plus que dans les structures ordinaires. On ne peut pas prétendre accomplir cette mission si on n’a pas une ligne budgétaire qui prévoit ces réunions. Pour maintenir le sens du travail il faut pouvoir se remettre régulièrement au clair sur pourquoi on le fait et qu’est ce qu’on observe quand on le fait. »
– L’appariement des professionnels et des familles : repérer ce qui émane des familles et trouver le professionnel suffisamment solide et bien accroché. Trouver des personnes qui osent nommer quand c’est difficile.
– Penser le retour sur action
Les familles font des cadeaux. Mais pas forcément les familles difficiles. Les professionnels peuvent les trouver ingrates. Il faut qu’elles arrivent à se dire qu’elles s’investissent pour l’enfant. Les structures doivent pouvoir valoriser ce travail. « Sinon l’engagement est tellement fort qu’il y a une attente de retour et si le retour n’est pas pensé il y aura de la rancoeur ».
Accueillir les publics fragiles en EAJE : se recentrer sur l’enfant (Pierre Moisset)
Ce qui amène le sociologue à poser un principe fort : Il faut définir l’objet du travail. « Est-ce la famille ou l’enfant ? C’est l’enfant. »
Il donne l’exemple de l’enfant « qui arrive et qui sent le vomi ». La moitié de l’équipe se dit « si on le lave, la famille sera encore moins incitée à le faire, il ne faut pas le laver ». L’autre moitié dit « il faut l’accueillir, notre première mission c’est quoi ? C’est l’accueil de l’enfant. » C’est un arbitrage. « Si je veux éduquer les parents je ne prends pas l’enfant, pose Pierre Moisset. Si je me centre sur l’accueil de l’enfant je le prends et je le lave. Il y a un changement de centre de gravité, on abandonne un des deux pôles, le parent. Si l’enfant ne sent pas bon, qu’est ce qui va se passer ? Il ne sentira ps bon, il ne se fera pas des copains. On le lave pour lui pas pour la famille. Si je ne le lave pas pour la famille, je n’en veux pas à la famille de m’avoir forcé à faire ce travail. Ce changement de pôle est essentiel. Vous êtres des professionnels de la petite enfance, pas des parents.
Quand on se situe moins dans la dette, moins dans l’attente, il y a moins de ressentiment, moins de non dits. »
Le principe vaut face aux parents qui viennent contraints par une mesure de protection de l’enfance.
Une responsable de structure dit ainsi à une mère : «Il faut convenir jusqu’où on peut vous garantir qu’on ne dira pas les choses sans vous avertir ». Pierre Moisset décrypte : « Je me centre sur ce que vit l’enfant. Si des choses me préoccupent, je ne pourrai que faire le signalement. Ce n’est pas de la confiance éthérée. Je suis votre alliée du moment que le bien être de votre enfant implique que je sois votre alliée. Je ne suis plus votre alliée à partir du moment où le bien être de votre enfant implique que je signale en priorité. » Il faut rester sur l’enfant pour ne pas se perdre.
Accueillir les publics fragiles en EAJE : partager des valeurs communes (Pierre Moisset)
Il évoque une autre condition importante : l’établissement de valeurs communes. « C’est ce qui est commun à tous. C’est ce commun qui permet de tenir face à des situation difficiles et mouvantes, qui garantit la cohérence dans l’absorption des chocs. »
Et il n’oublie pas les gratifications de cet accueil pour les professionnels : « Voir la situation des enfants s’améliorer grâce à des outils d’évaluation. Il faut objectiver le retour sur action. Voir le parent changer devant le changement de l’enfant, c’est gratifiant. Rendre l’enfant aimable aux yeux de la mère parce qu’on l’a aimé d’abord soi même en voulant bien l’accueillir, c’est gratifiant. »
En conclusion, Pierre Moisset résume : « Cet accueil des publics fragiles demande de devenir encore plus professionnel de l’accueil de la petite enfance, c’est à dire de mettre en œuvre un travail d’équipe avec des références, des valeurs communes, de la réflexivité. Accueillir un public fragile ce n’est pas s’ouvrir à toutes les différences, c’est avoir des valeurs claires que l’on tient dans son lieu. On les incarne dans l’enfant pour voir la différence que ça fait dans les yeux des parents. C’est affirmer encore plus l’objet commun du travail : l’enfant et son accueil. C’est travailler encore plus ses affects, ses émotions, le don/contre-don. »
La modératrice relève que ce travail des professionnels est peut-être, paradoxalement, plus simple dans des structures très spécialisées que dans celles qui n’accueillent qu’un faible pourcentage d’enfants de familles vulnérables. Dans la salle, une participante fait un parallèle avec l’accueil des enfants handicapés : « c’est plus facile d’avoir des moyens, du temps, de la réflexivité quand on accueille un fort pourcentage d’enfants handicapés ».
Echanges avec la salle après l’exposé de Pierre Moisset : changer l’enfant pour changer le regard du parent ?
Un autre participant propose que le personnel puisse apprendre à ces parents certaines dynamiques, les gestes ajustés pour permettre aux parents d’être plus alertes.
Pour Pierre Moisset l’enjeu est peut-être ailleurs : « c’est le changement de l’enfant qui va changer la parentalité, pas l’inverse. Donc il faut partir de l’enfant et ensuite le parent pourra avoir envie d’acquérir ces gestes quand l’enfant aura déjà été transformé. Le parent va être intéressé par cet enfant qui a changé à ses yeux.» La modératrice note que pour faciliter la « modélisation » du comportement parental, il faut trouver des leviers motivationnels.
Une EJE dans un centre PMI à Aubervilliers prend la parole : « Nous, on a le souci de l’enfant toujours au centre de nos préoccupations. Dans mon travail auprès des assistantes maternelles, on insiste toujours sur le fait qu’elles sont un relais des parents et que les gestes intimes (le bain) doivent rester des gestes des parents. J’ai eu quelques assistantes maternelles qui me disaient « je sais que je n’ai pas le droit de laver l’enfant mais il arrive dans un tel état le matin, ça me fait tellement mal au cœur, je ne peux pas le laisser tout sale ». Je leur dis tout de suite « bien sûr que vous avez d’abord en tête l’intérêt de l’enfant et vous devez le nettoyer, c’est le respect que vous devez à cet enfant, à vous même, à votre profession ». C’est le principe de l’exception qui confirme la règle ».
Echanges avec la salle après l’exposé de Pierre Moisset : comment définir une « pauvreté éducative » ?
Une intervenante en multi accueil s’interroge : « Qui est en capacité de définir ce qu’est une pauvreté éducative et qui a des lacunes dans son éducation ? »
Pierre Moisset lui répond : « Si on parle de pauvreté éducative, ça veut dire qu’on parle de moins, ça veut dire qu’on a des normes. Oui, on a des normes. Jusqu’à présent on restait assez flous sur ce qu’est une bonne norme pour élever son enfant. Des documents en protection de l’enfance établissent une anthropologie de l’enfant qui définit des besoins fondamentaux de l’enfant auxquels il faut répondre. Si vous ne répondez pas, il y a un souci en tant qu’éducateur. La famille n’est pas un bien en soi. La famille comme premier éducateur c’est déjà une fiction. Elle est essentielle mais ce n’est pas le premier éducateur. Et elle pas forcément les bonnes normes, c’est jugeable, c’est évaluable. Il y a des outils d’évaluation. »
La modératrice complète : « Quand on regarde la littérature scientifique, on sait à peu près ce qu’est une parentalité ajustée aux besoins de l’enfant. D’un côté des parents en capacité de répondre aux besoins de leur enfant au premier rang desquels le meta besoin de sécurité, et de l’autre leur capacité à poser un cadre, à modéliser le comportement de l’enfant sans recourir à la violence. Ce qu’on sait aussi : en fonction du niveau socio économique de la famille, du niveau de diplôme de la mère, les pratiques parentales ne sont pas les mêmes. »
La journée se poursuit avec une deuxième table-ronde qui réunit :
Arnaud Gallais, Directeur Général Enfant Présent
Séverine Bresson, chargée de mission Petite enfance,Croix Rouge
Vincent Mermet, Directeur Espace 19, et Carole Locatelli, direc-
trice d’une crèche Espace 19
Julien Taffoureau, Administrateur chez Baby-Loup
Carole Grivel, psychologue, notamment en crèche Crescendo
2ème table-ronde : les effets de cet accueil des publics fragiles sur les professionnels et l’organisation des structures (Carole Grivel, psychologue)
C’est Carole Grivel qui ouvre les échanges par la présentation d’une « vignette » :
« La crèche se situe dans un secteur très précarisé qui accueille des familles en situation de vulnérabilité sociale, psychique, culturelle. La crèche accueille des enfants en situation de handicap mais ce n’est pas ce qui pose le plus de difficultés. Les familles précaires représentent un peu plus d’un tiers des familles accueillies. Deux jours de travail par semaine sont alloués à la psychologue. Un petit garçon de deux ans, Adam, arrive avec sa maman. Dans la fratries il y a deux sœurs plus grandes. On donne un temps de rencontre important aux familles avec les professionnels. On met l’accent sur l’accueil de la famille. Rapidement l’équipe sent que la situation est particulière, la maman investit peu la relation avec son enfant, le mode d’accueil. Cet enfant nous l’avons accueilli sur recommandation de l’Aide Sociale à l’Enfance. Il y a une mesure d’Aide Educative en Milieu Ouvert. La famille a pour injonction de venir à la crèche. L’équipe n’en saura rien, pour faire en sorte qu’on l’accueille comme n’importe quelle autre famille. Qui est au courant ? La directrice, le médecin, moi-même. L’objectif est de permettre de faire une distinction nette entre la raison pour laquelle l’enfant est là et l’accompagnement de l’enfant par rapport à ses besoins dans son réel, la crèche. C’est ce qui permet à l’équipe d’être dégagée des inquiétudes. Elle en aura mais pas à ce niveau là.
La maman arrive le matin parfois pas coiffée, en pyjama, elle peut sentir un peu l’alcool, elle demande à ce que le petit de six ans vienne chercher son frère, ce qui n’est pas possible. Il y a des pratiques culturelles qui viennent se rencontrer. Cette famille vient d’Afrique noire. Ces familles ont régulièrement cette demande là. A l’extérieur de la crèche, oui, la grande de six ans va faire les courses avec le petit de deux ans.On n’a rien à en dire si ce n’est qu’on a une règle (il faut avoir 15 ans pour venir chercher le petit). Les professionnels viennent questionner ce qui se passe autour de cette maman. L’enfant a des compétences extraordinaires, il est très vif, très curieux, il va beaucoup narcissiser sa maman. Les professionnelles ne sont pas inquiètes pour son développement. C’est au sujet de la maman que les professionnelles s’inquiètent.
C’est un lieu où on a analyse de pratique régulière pour soutenir les représentations des uns et des autres. Il y a aussi un projet commun d’accueil et des espaces qui permettent d’entendre le vécu de chacun. On va travailler des choses autour de la relation : « comment elle amène l’enfant ? Ca dépend des jours » « Cet enfant qu’est ce qu’il vous montre ? » « Commet communiquer autour des compétences de ce petit garçon et les montrer à la maman ? » Un fil s’est tissé qui a permis de renvoyer au quotidien les compétences de ce petite garçon à cette maman qui a commencé à le regarder autrement, qui a été fière de voir qu’il savait beaucoup de choses. Elle a commencé à se coiffer et s’habiller un peu plus quotidiennement. C’est ce que nous avons vécu à la crèche.
Nous avions des réunions avec la PMI et l’ASE. L’ASE nous disait tout le contraire. « C’est terrible, elle ne nous ouvre pas la porte, elle nous insulte, on ne sait pas ce qui se passe, on est inquiet. On leur a dit ce qu’on vivait, avec une grande humilité. Que ce petit garçon était plein de compétences, que la maman nous faisait confiance. On a pu leur renvoyer ce regard là. Au lieu d’un placement une deuxième AEMO a été proposée. A la fin de la deuxième AEMO il n’y a pas eu de placement. La crèche a été très importante pour accueillir cette maman telle qu’elle était, avec un enfant très compétent. »
2ème table-ronde : les effets de cet accueil des publics fragiles sur les professionnels et l’organisation des structures (Arnaud Gallais, Enfant Présent)
Arnaud Gallais, de l’association « Enfant présent », confirme que cet exemple lui « parle ».
«C’est normal puisque notre association est à la frontière entre la petite enfance, la protection de l’enfance, la prévention, l’insertion ». L’association a été créée en 1984 par une psychologue et une assistante sociale et compte aujourd’hui 7 crèches sur Paris et dans le 95, un service d’aide éducative à domicile, un petit placement familial séquentiel en lien avec des maternités parisiennes pour accompagner le lien parent-enfant. Un accueil modulable 7j/7, 24h/24 est proposé grâce aux assistantes familiales et maternelles. Dès le départ quatre types d’action ont été pensés : l’accompagnement de l’enfant dans son développement (avec un gros volet éducation à la santé), l’accompagnement de l’histoire familiale (des temps avec les psychologues pour comprendre les enjeux de la parentalité, des actions avec des EJE pour les parents), l’accompagnement de l’insertion sociale avec la présence d’éducateurs spécialisés, le travail sur le trauma. Chaque parent bénéficie d’un éducateur spécialisé référent pour un accompagnement sur mesure (hébergement, emploi, loisirs). « On priorise l’urgence. En 2018 on a accueilli près de 80% de familles à l’hôtel. Souvent le problème ce ne sont pas les difficultés éducatives, c’est le logement. Une maman solo avec trois enfants dans une chambre a pour autant des compétences.»
Pour Arnaud Gallais le défi de la mixité sociale se lit dans l’autre sens : Comment faire venir les autres parents, plus aisés ?
2ème table-ronde : les effets de cet accueil des publics fragiles sur les professionnels et l’organisation des structures (Séverine Bresson, Croix Rouge)
Après lui, Séverine Bresson déroule les actions petite enfance de la Croix Rouge qui dispose d’une soixantaine de crèches, d’une une activité protection de l’enfance avec des centres parentaux, des centres maternels, de deux LAEP, huit centres PMI et de dispositifs bénévoles. Les crèches Croix Rouge accueillent 30% des familles en situation de vulnérabilité (pauvreté, handicap, migration). « Les difficultés qui nous remontent : le sentiment d’impuissance. Une directrice à Bagnolet constate de plus en plus de familles à la rue. Quand on a le retour des équipes, ce sont des situations qui amènent plus rapidement à un épuisement émotionnel. Il y a dix ans des mères seules à la rue avec des bébés de 4 mois il y en avait très peu. Là, on assiste à une massification. Pour les équipes c’est très difficile. Elles ne sont pas spécialisées sur l’insertion, elles n’ont pas le temps d’accompagner les parents, elles les orientent. Mais une fois qu’elles ont appelé le 115 et qu’il n’y a pas de place, c’est un sentiment de frustration. On croit à la mixité sociale bénéfique dans ses effets pour les enfants, les familles et les professionnels. En protection de l’enfance où on a donc 100% d’enfants vulnérables on voit une usure, un épuisement plus rapides par rapport à la petite enfance. La difficulté pour nous c’est d’accompagner les équipes ». Elle témoigne aussi d’une faible participation de ces familles, de leur très grande fatigue. « Or on sait que la fatigue, l’épuisement parental amène à des situations de violence ».
Séverine Bresson relaie une enquête menée auprès de 40 familles qui vont dans les espaces parents bébé (des familles très marginalisées). Dix familles avaient osé demander une place en crèche. Deux l’avaient eue. Celles qui n’ont pas demandé ont expliqué penser « ce n’est pas pour nous, c’est trop cher ». « On s’est rendu compte qu’elles connaissaient très peu l’accueil d’urgence, l’accueil occasionnel et combien ça coûte en réalité. C’est vraiment dommage. On leur rappelle que c’est 40 centimes de l’heure. Il faut parler concret avec les familles. »
2ème table-ronde : les effets de cet accueil des publics fragiles sur les professionnels et l’organisation des structures (Vincent Mermet et Carole Locatelli, Espace 19)
Vincent Mermet prend la parole pour décrire les actions d’Espace 19, à l’origine des centres sociaux qui avaient créé des EAJE: « L’an dernier, parmi les 250 enfants accueillis, 78% des familles étaient pauvres. C’est lié au territoire et au fait qu’on est adossé à un centre social. On a développé un savoir faire qui s’est transmis d’équipe en équipe. On est identifié comme ayant les compétences pour accueillir ce public, avec une dimension très large dans ce projet vis à vis des parents et de l’enfant. le parcours d’insertion, la parentalité… »
Sa partenaire à la tribune, Carole Locatelli, directrice de crèche, poursuit, reprenant une réserve formulée le matin par Elisabeth Laithier : « Faut-il développer les EAJE dans les QPV ? Ces familles vont-elles formuler des demandes ? On a presque 80% de familles sous le seul de pauvreté et je ne suis pas allée les chercher. Ce qui circule parmi nos partenaires c’est le fait qu’on a développé des compétences dans la qualité de l’accueil mais aussi, notre flexibilité, notre qualité d’écoute. On ne se substitue pas aux assistants sociaux mais ces familles qui cumulent les difficultés, n’ont plus leur place dans certaines institutions. On passe beaucoup de temps avec les familles, des temps pas financés, c’est beaucoup d’investissement professionnel. On déconstruit auprès des familles les représentations qu’elles peuvent avoir des EAJE. On explique qu’on peut accueillir l’enfant quelques matinées s’ils ont besoin de souffler ou s’ils ont un rendez-vous à la préfecture. Ca demande beaucoup de temps. Ils doivent récupérer leur confiance en eux, la conscience du rôle qui est le leur. On déconstruit aussi les représentations des professionnels.
C’est quoi un bon professionnel ? Est-ce qu’il accepte tout ? Donne-t-il ou pas la douche ? Je me suis posée la question : suis-je encore une bonne professionnelle si je ne fais pas d’adaptation parce la maman a besoin d’un mode de garde demain ? Quand je remets en cause les besoins des enfants est-ce que je fais encore mon travail ? Je pense que oui. Accueillir à n’importe quelle heure de la journée c’est un moyen de lutter contre les inégalités, un moyen pour les parents qui travaillent en horaires décalés de pouvoir aller faire les ménages. Ce n’est peut être pas confortable pour les enfants mais ils sont peut-être mieux chez nous à n’importe quelle heure qu’avec le grand frère de 10 ans ou chez les voisins qu’ils ne connaissent pas.
La principale compétence des professionnels c’est de savoir s’adapter tout le temps, sortir de leurs schémas. Le projet spécifique à Espace 19, c’est lutter contre les inégalités avant l’école maternelle. On travaille autour du langage, de l’éveil culturel. On travaille sur l’insertion professionnelle, l’accompagnement des parents. On a des parents qui se sentent responsables, qui ont envie de faire des choses. La plus-value c’est que moi Carole je vais faire du lien avec Sabrina de Pôle Emploi. »
2ème table-ronde : les effets de cet accueil des publics fragiles sur les professionnels et l’organisation des structures (Julien Taffoureau, Baby-Loup)
Julien Taffoureau, administrateur chez Baby-Loup à Conflans Sainte Honorine, clôt ce premier tour de table en racontant l’origine de cette crèche solidaire doublée d’un relais familial d’urgence ouvert 7j/7, 24h/24.
«Il s’agissait de répondre à une double injonction faite aux familles et pas traduite dans les services publics. On disait à des femmes « il faut vous insérer par l’emploi » mais ces femmes migrantes ne pouvaient prétendre qu’à des emplois avec des horaires décalés ou morcelés. Leur dire « on ne peut accueillir votre enfant qu’entre 8h30 et 18h00, avec du temps complet », c’était une inadéquation par rapport à leurs besoins. Les services publics en face n’avaient pas réinterrogé leur logique depuis les années 50. Des mamans se sont organisées pour garder les enfants à tour de rôle. Le système D ça ne marche pas sur la durée. On a défendu auprès des autorités cette structure avec un accueil permanent.
Avec la crèche solidaire on a combattu dès le départ la règle non écrite de privilégier les couples bi actifs. On a ciblé les familles monoparentales, sous le seuil de pauvreté et les parents contraints par des plannings variables, des missions ponctuelles. On n’a aucune contrainte en terme de jour et d’heure réservés. On a renversé le service. On ne dit pas : « on est ouvert de telle heure à telle heure, c’est à prendre ou à laisser. On dit : « quels sont vos besoins ? » et on s’adapte. Chaque famille peut déterminer les jours et heures d’accueil. La tarification est celle de la PSU pour des heures moins nombreuses dans les faits. Mécaniquement les famille réservent moins d’heures, paient moins, ça nous permet d’accueillir plus de familles et de leur proposer des actions spécifiques.
Avec le relais familial d’urgence et d’insertion on est en lien avec les acteurs de l’insertion sociale qui nous envoient des familles. »
Comment les familles arrivent-elles jusqu’à Baby-Loup ?
« Par le bouche à oreille, on fait aussi du porte-à-porte. On va dans tous les événements où sont les familles. On invite des partenaires pour des ateliers. On joue beaucoup sur la communication informelle. On a cassé la barrière professionnels/parents au sens sanitaire. On défend un accueil familial pour des raisons pratiques. En l’absence de famille dans l’entourage de l’enfant, nous sommes de fait des référents pour l’enfant de l’ordre du tonton ou de la tata. On le défend parce que nous sommes des figures d’attachement directes. On crée différentes échelles de relation. On invite les parents au spectacle, on organise les anniversaires des enfants avec la famille. Dans notre Conseil d’Administration on a des parents élus. Ils ont une prise en charge directe dans la gestion.»
2è table-ronde : échanges sur la posture et la formation
A la question de la posture et de la formation, Séverine Bresson de la Croix Rouge, répond: « La formation ne peut pas tout prévenir. Il y a le vécu des situations personnelles des professionnelles. Sur la formation nous on est plutôt sur l’empathie, sur la capacité à se mettre à la place de.»
Pour Carole Locatelli, il faut expliciter auprès des professionnels l’impact de leur travail: « Peut-être montrer aux professionnels que la société change, qu’il y a de nouveaux besoins, que leur place change, qu’ils participent à l’insertion, à l’égalité des chances, en quoi leur regard sur l’enfant participe à réduire les inégalités. Avant, quand un enfant n’était pas là, on se disait « ça fait quand même moins de travail. Est-ce qu’on le remplace ou pas ? » Maintenant les équipes ont conscience que ça fait partie du travail d’accueillir ces familles et de proposer la place vacante. On n’est pas qu’un mode de garde. Mais quid de la valorisation financière de ces équipes qui font plus ? L’effort est multiplié par le nombre de familles qu’on accueille. »
Carole Grivel livre son point de vue de psychologue: « J’interviens dans des crèches « ordinaires » avec énormément de représentations des professionnelles sur « qu’est ce que je fais là, pourquoi je suis là ? » et il y a beaucoup à déconstruire. Il y a les questions d’identité professionnelle. En 20 ans ça a profondément changé. Avant les professionnelles dans les EAJE étaient très engagées. Aujourd’hui, en région parisienne, on leur dit « c’est un endroit où il y a du travail ». Elles me parlent toutes de leur jugement, je les invite à travailler dessus. L’autre problème c’est le turn over des professionnelles. C’est une vraie difficulté.»
N’est-ce finalement pas plus facile d’avoir les bonnes postures quand on est spécialisé, quand l’accueil des publics fragiles constitue la norme et non l’exception dans son travail ?
Carole Locatelli répond : « Nous on n’a pas eu le choix. Dans certains quartiers il a fallu faire avec et donc on s’est spécialisés plus tôt. Il y a quelque chose de l’ordre de la survie. Mais on tient à la mixité sociale dans l’autre sens. C’est quand il y a plusieurs familles de plusieurs univers et milieux que ça devient intéressant de parler d’éducation. Notre volonté c’est de créer ces échanges entre toutes les familles. »
Arnaud Gallais remarque qu’il doit faire face à un « absentéisme perlé » mais pas à du turn over.
Lors de la 2è table-ronde, échanges autour des pratiques éducatives des familles parfois éloignées des normes des professionnelles : dire, ne pas dire, comment dire ?
Carole Locateli se lance : « On part du principe que rares sont les parents qui n’ont pas envie que leur enfant grandisse bien. Quand la confiance est établie, on peut discuter de choses très difficiles et amener des sujets de discussion. Les familles viennent à se questionner et modifier leurs pratiques. Les professionnels sur le terrain sont centrés sur l’enfant. Si on suspecte des maltraitances, physiques ou des négligences, et qu’il faut signaler, on est transparents, on en parle.»
Vincent Mermet complète: «Par rapport aux différences de normes, on met en perspective l’école maternelle. Nous on a un accueil ouvert à tous, dans le discours des équipes, il y a bien cette idée de d’amener progressivement les familles vers d’autres codes, on est un sas, pour que le choc de l’entrée en maternelle soit amoindri. » « Je sais que ça a un côté bisounours, reprend Carole Locatelli, mais après tout ce qu’on a entendu ce matin, tous ces chiffres comment n’est ce pas encore un droit fondamental d’accéder à un mode d’accueil ? Au moins avoir quelque chose de systématiquement proposé. La priorité donnée à la petite enfance comme prévention on en est encore loin. »
Arnaud Gallais tient à préciser qu’ « on travaille sur des valeurs d’éducation populaire, sur les ressources des parents entre eux car sinon on est sur quelque chose de très descendant. » « C’est là que la mixité est intéressante, note Julien Taffoureau. Les horaires décalés et les plannings variables ça touche de plus en plus de métiers. Ce serait un enfermement de ne faire des crèches que pour les familles pauvres. On accueille 50% de publics pauvres et 50% de familles aisées, voire très riches. On a dans le même espace le pilote de ligne et la femme de ménage. Ce qui est drôle, c’est que ces gens qui se croisent à l’aéroport mais ne se parlent pas en raison de la force symbolique de l’uniforme, se redécouvrent à la crèche.»
Echanges avec la salle après la 2è table ronde
Une responsable d’un multi accueil dans le 14è arrondissement questionne Julien Taffoureau :
« Comment ajustez vous le planning des professionnels face à une demande aussi aléatoire ? »
« On touche le cœur du problème, sourit Julien. L’ingénierie est capitale. Il ne suffit pas de parler de places. Qu’est-ce qu’on propose comme services à travers ces places ? On n’a pas une liste d’attente. On travaille avec les familles sur des mois types de rotation de travail, quels sont les besoins susceptibles de survenir puis à partir de là on cherche à associer une famille en complément. On apparie les familles sur une place. Ce qui crée des mécanismes intéressants entre familles. Elles ont conscience de l’importance de nous informer en amont en cas de changement. Elles comprennent la démarche solidaire. Avec les professionnels on ne fait pas des transmissions entre deux portes, on crée des plages communes de présence. Il y des arrivées et départs de professionnels tout au long de la journée. Et il y a des référentes coordinatrices à la journée qui gèrent les arrivées et départs d’enfants.»
La dame de la CAF du Val d’Oise réagit encore une fois: « J’ai bien compris la nécessité de la posture recentrée sur l’enfant et en même temps la communication avec les parents est de plus en plus importante. Donc en formation continue il faut travailler sur la communication avec les parents. Par ailleurs, uu niveau national on est à un taux d’accueil de 52%. C’est difficile d’augmenter. Le coût des structures est tel, avec la rigueur budgétaire, malgré les aides, c’est compliqué d’aller au delà. »
David Causse, du groupe SOS pose deux questions, celle de l’intérêt de la mixité des équipes et des tranches d’âge et celle de l’impact de l’implication des parents. Carole Locatelli lui répond : « Dans nos structures les professionnelles viennent d’horizons divers, elles ont parfois bénéficié de formations continues. On n’a pas trop de turn over car elles sont attachées au projet. C’est une plus value pour l’accompagnement des familles. Dans l’équipe elles parlent plusieurs les langues. »
Julien Taffoureau rebondit: « L’implication des parents, c’est très facilitateur en terme d’empathie et de compréhension de ce qu’on fait. Ils viennent au CA, ça veut tout et rien dire, ils en font ce qu’ils veulent. L’intérêt c’est qu’ils amènent des questionnements. Ca crée un lien avec d’autres parents. Les parents s’organisent entre eux dans le comité des parents. C’est une bonne façon de régler la question du don/contre-don. Les parents s’investissent, ils continuent de venir au comité et au café des parents quand leur situation est stabilisée. Ils rendent de façon symbolique ce qu’on a pu leur donner. » Pour Carole Locatelli « c’est important de ne pas attendre quelque chose au départ ». « C’est vrai que c’est dur pour les professionnels de se dire « on organise des choses et ils ne viennent pas. » Mais plus on attend des choses plus c’est contraignant et étouffant pour eux. Ca vient quand c’est le bon moment pour eux. Ils finissent par nous proposer des choses. »
A 16h30 et des poussières, le gong de fin a retenti. Les participants ont pu repartir vers leurs structures et institutions avec des réponses, des idées, de envies et certainement mille nouvelles questions.